Du haut de ses 345 mètres d’altitude, la Colline des Eparges paraît dominer, telle une forteresse naturelle, la mélancolique Plaine de la Woëvre. Le site est remarquable. Il consiste en un vaste promontoire, une sorte de bastion rocheux qui s’inscrit dans cette grande chaine bleutée que forment les Côtes de Meuse. C’est un lieu de hauteur en somme. Et c’est précisément parce que c’est un lieu en hauteur qu’il a fini par devenir un haut lieu de l’histoire.
A l’instar de la Colline de Sion, que Barrès décrivait comme étant « inspirée », la Colline des Eparges pourrait être qualifiée de « colline balafrée ». Car là-haut, au sommet de la crête, la nature peine encore à refermer les plaies que les hommes, dans leur folie meurtrière, ont fait jaillir, à même le sol, durant la Première Guerre mondiale. On se surprend en effet à découvrir, le long de la route sinueuse qui mène du cimetière militaire du Trottoir jusqu’au fameux Point X, des vestiges de tranchées, des trous d’obus et, plus impressionnants encore, les énormes cratères qu’a creusé ici la terrible guerre de mines.
Mais pour comprendre ce qui s’est passé ici, il faut commencer par se tourner, pour ainsi dire, vers ceux qui y étaient. Des témoins, célèbres ou anonymes. Comme Maurice Genevoix qui, dans son récit intitulé Les Eparges, nous parle de combats acharnés de part et d’autre d’une crête que la folie a transformée en enfer. Louis Pergaud, l’auteur de la Guerre des boutons, évoque lui aussi la Bataille des Eparges dans sa correspondance avec sa femme, publiée à titre posthume dans un recueil intitulé Lettres à Delphine. Côté allemand, Ernst Jünger raconte, dans Orages d’acier, que c’est aux Éparges qu’il a reçu sa première blessure. Mais à ces témoins célèbres, encore faut-il ajouter d’autres écrits, plus confidentiels. Des lettres, écrites à la va-vite et des carnets minuscules, griffonnés entre deux coups de cafard. Il faut lire et relire ces auteurs. Les connus et les anonymes. Se mettre à leur place. Regarder la guerre à hauteur d’hommes. Et se laisser happer par le paysage.
Parce que le paysage, ici, à mille choses à raconter. Le terrain, aux Eparges, murmure une histoire tragique. Une histoire qui commence dès l’automne 1914, lorsque le front se fixe le long des Côtes de Meuse avant de bifurquer vers Saint-Mihiel, dont les Allemands se sont emparés. Seul promontoire capable d’offrir aux Français une vue dégagée sur la Plaine de la Woëvre, la Colline des Eparges va devenir, pour ces derniers, un enjeu stratégique de taille. C’est dans ce contexte que le Général Paulinier, qui commande la 12ème Division d’Infanterie de la 1ère Armée française, va se voir confier la conquête de la crête. A l’hiver 1915, les soldats du Génie creusent, sous la colline, des galeries de mine qu’ils vont ensuite charger d’explosifs. Le 17 février 1915, les quatre mines ainsi préparées sautent simultanément. Des centaines de tonnes de terre sont projetées en l’air. La conquête peut désormais débuter. A 15 heures, le même jour, deux bataillons du 106ème Régiment d’Infanterie, flanqués à gauche par deux autres bataillons appartenant au 132ème Régiment d’Infanterie partent à l’assaut de la colline et parviennent à s’en emparer. Mais dans la nuit, l’artillerie allemande se met à pilonner la crête. Le 18 février, à 8 heures, les Allemands de la 33ème Division de Réserve lancent leur contre-attaque et parviennent à repousser les Français, qui se maintiennent essentiellement autour du Point A, c’est-à-dire à l’extrémité Ouest de la crête. Du 5 au 9 avril 1915, une nouvelle série d’attaques est lancée sur la crête des Eparges, mais sans résultat décisif. Les Français font face à un feu nourri de la part des Allemands. En outre, la boue, collante et omniprésente, ralentit la progression et empêche même l’utilisation de certaines armes. Malgré tous leurs efforts, les Français prennent peu à peu possession de la crête, sans pour autant parvenir à s’emparer du Point X, le plus oriental de la crête et qui était le but premier de la bataille. Le versant Sud de la colline reste aux mains de l’ennemi et l’artillerie allemande, solidement implantée dans la Plaine de la Woëvre, interdit aux Français d’effectuer le moindre aménagement durable sur la colline.
Dès lors et jusqu’au printemps 1917, la lutte va se poursuivre sous la forme d’une guerre de mines. Avec acharnement, Français et Allemands se mettent à creuser. Ils sapent la colline, la transforme en un véritable gruyère, pour y faire exploser des mines souterraines de plus en plus puissantes. Au total, durant cette période, les Allemands feront sauter 46 mines, contre 32 côté français. Le tout sur un peu plus de 800 mètres de front seulement. Et, bien-sûr, sans résultat décisif.
Bien qu’elle soit encore présentée comme une victoire tactique française, la Bataille des Eparges reste particulièrement lourde sur le plan humain. Au total, durant les trois mois d’affrontements du printemps 1915, elle aura fait, dans les deux camps, plus de 12 000 victimes. Au-delà de cela, elle a considérablement bouleversé le paysage. Comme à Vauquois, comme à Leintrey, les mines ont laissé, ici, des balafres immenses, dont la présence et les dimensions suffiront à rappeler, aux générations futures, toute l’absurdité et la vanité de la guerre.
Aux Eparges le point X qui surplombe la plaine n’a jamais été repris aux Allemands, pourtant c’est au bord de la “falaise”. Existe-t’il des explications