Paris, au ministère des affaires étrangères, Quai d’Orsay, le 9 mai 1950. Le clinquant salon de l’horloge bruisse d’une foule de journalistes. Le ministre des affaires étrangères s’apprête à faire une allocution. On ne sait pas exactement ce que cet homme qui a grandi en Lorraine annexée, avocat de formation et député de la Moselle, va pouvoir déclarer. Mais chacun pressent que cela va être important. Fondamental. Au-dessus de la cheminée, l’horloge indique un peu plus de 18 heures. Soudain, le ministre apparaît. Grand, sec comme un de ces échalas que l’on plante sur les côtes de Lorraine, Robert Schuman s’installe. Il s’approche des micros. Et le voilà qui déclame, d’une voix un peu nasillarde et chevrotante, un texte qui appelle à la paix et à la concorde européenne.
Ce texte, chacun le connaît. Il est l’acte fondateur de l’unité européenne. Le discours, le cri du cœur d’un homme convaincu qu’une entente franco-allemande est possible, même cinq petites années après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce texte, c’est un morceau de patrimoine que l’on retrouve, d’ailleurs, écrit en petit, en tout petit sur nos chéquiers, là où l’on a coutume d’indiquer le montant en lettres et l’ordre du billet… Mais que dit-il, au juste, ce fameux discours ?
Il n’est pas très long. Il va à l’essentiel. Dès les premières lignes, Robert Schuman rappelle : « l’Europe n’a pas été faite. Nous avons eu la guerre ». Puis il poursuit, en notant que « l’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait ». Parmi ces réalisations concrètes, le ministre en propose une, qui se veut simple et efficace. Il dit en effet vouloir « placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte aux autres pays d’Europe ». Ainsi, comme le suggère Robert Schuman, « la solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible ».
Ce discours, qui fixe des objectifs de paix et de prospérité tout en proposant un embryon d’unité européenne va être accueilli avec une certaine tiédeur. Avant, bien-sûr, de déboucher sur la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), laquelle communauté accouchera, à la signature du Traité de Rome, en 1957, de la Communauté Economique Européenne (CEE), qui s’élargira elle-même, progressivement, jusqu’à donner naissance, lors de la signature du Traité de Maastricht, en 1992, à l’Union Européenne (UE), que nous connaissons toujours aujourd’hui.
Certes, l’UE n’a peut-être plus grand-chose à voir avec le projet dont rêvait Robert Schuman. D’aucuns déplorent, à juste titre certainement, qu’une Europe culturelle n’ait pas été créée en même temps que cette Europe économique, voire bureaucratique, qui s’impose désormais à notre quotidien. Pourtant, la paix est là : ce grand vœu, ce souhait premier que formulait Robert Schuman !
La paix, en Europe. Aurait-elle pu être apportée de la même manière sans le discours du 9 mai 1950 ? Cela est évidemment impossible à dire. Et pourtant, elle est là, cette paix, née d’une simple allocution, rédigée par un Lorrain de Moselle, dans l’ambiance à la fois bucolique et studieuse d’un bureau installé au premier étage d’une ancienne maison de vignerons accrochée au-dessus de la Moselle, dans le pittoresque village de Scy-Chazelles. C’est là, dans cette belle demeure devenue, depuis, Centre Européen Robert Schuman que le père de l’Europe a écrit son fameux discours. Il faut dire que, né au Luxembourg en 1886, d’une mère originaire du Grand-duché et d’un père Mosellan, c’est-à-dire Français, mais devenu Allemand après le drame de 1871, Robert Schuman savait exactement ce que les guerres et les frontières peuvent engendrer de drames et de traumatismes. C’est sans nul doute son enracinement dans le sol lorrain, lequel était entretenu par ses lectures et sa bibliophilie, c’est son attachement au passé et à l’identité d’une région sans cesse ballotée par les flots de l’histoire qui a fait germer, dans l’esprit du Père de l’Europe, l’idée qu’il valait mieux tracer des traits d’union plutôt que des frontières entre les peuples.
A compter du discours du 9 mai 1950, Robert Schuman s’applique, aux côtés de son ami Jean Monnet, de Konrad Adenauer et d’Alcide de Gasperi à renforcer les liens entre les différents pays de la CECA, puis de la CEE. Il devient d’ailleurs président de l’Assemblée parlementaire européenne, de 1958 à 1960. Mais affaibli, il décide de se retirer de la vie politique en 1962. Robert Schuman s’éteint quelques mois plus tard, le 4 septembre 1963, à son domicile de Scy-Chazelles, à quelques mètres du bureau où il avait rédigé, quelques treize ans plus tôt, l’un des discours les plus décisifs de l’histoire de l’Europe contemporaine.
Inhumé dans un premier temps dans le cimetière communal de Scy-Chazelles, le corps de Robert Schuman repose aujourd’hui dans la petite église fortifiée située juste en face de son habitation qui, étant transformée en musée, reste l’un des lieux les plus visités de Moselle. Depuis que s’est ouvert, en 1990, son procès en béatification, le Père de l’Europe ne cesse d’attirer quelques fidèles et pèlerins venus de tout le continent. On les voit, parfois, à Scy-Chazelles, s’arrêter et se recueillir sur la tombe au-dessus de laquelle pend, comme une suprême décoration, le drapeau bleu floqué des douze étoiles dorées. Que peuvent-ils murmurer, ces enfants de l’Europe, sinon un « merci ». Un simple et sincère « merci », à cet homme qui aura su apporter, à une terre qui aura connu trois guerres franco-allemandes en moins d’un siècle, l’unité, la concorde … et la paix !