Les langues sont toujours le résultat d’une déformation. Ce phénomène est dû au fait qu’elles évoluent progressivement avec le temps, notamment en l’absence de langue écrite ou de peuplades sachant lire. La transmission se fera alors oralement et l’auditeur adaptera à sa façon la langue du locuteur, c’est-à-dire la plupart du temps en ramenant l’inconnu au connu.
Ainsi, il est paradoxal que notre français « correct » dérive essentiellement du latin « vulgaire ». En latin classique, la « tête » se disait « caput », en latin vulgaire « testa » (« cruche », « carafe », carafon »). Or, les soldats romains qui occupaient la Gaule, pratiquant la langue familière et non le latin des clercs, employaient « testa ». Terme burlesque que se sont pressés d’adopter les occupés, mais en l’accommodant à leur façon, pour donner « teste » puis « tête ». « Caput » évolua de son côté pour devenir « chef » (« le couvre-chef »), en transformant le « k » en « ch », règle d’évolution phonétique générale qui a aussi transformé « caballus » en « cheval » et « castrum » en « château ».
De même, notre occurrence de patois lorrain « peut » (« Oh ! le peut rouquin ! ») est le résultat de la déformation du latin « putidus » (sale, repoussant) qui a aussi donné en ancien français : au cas sujet, « pute », et au cas régime, « putain ».
Mon patronyme est lui-même le résultat d’une déformation. Au XVIIIème siècle, des ancêtres alsaciens se nommaient « Bossenmeyer ». Un des fils de cette famille, le Pierre, se fit berger dans les Vosges, et lors de l’enregistrement, on lui demanda son nom. Il répondit, avec son bel accent alsacien : « BOSSenMEYER ». Le greffier vosgien nota ce qu’il avait cru entendre, « BOSMAHER », et demanda confirmation. Notre Pierre, qui ne savait ni lire ni écrire, mais était bien trop fier pour l’avouer, opina. C’est ainsi qu’il existe dans la lignée des Bossenmeyer alsaciens, des Bosmaher, des Bosmeyer, des Bausmeyer, des Bausmayer, et toujours, du côté de Haguenau, des Bossenmeyer.
Dans les années 1950, ainsi que tous les ouvriers, mon père « faisait le jardin ». Son voisin était un tchèque nommé « Sevsik ». Comme les pâtes Lustucru de l’époque offraient sur chaque paquet un bon de quelques centimes appelé « chèque-chic », le père « Sevsik » devint pour les garnements que nous étions, le père « Chèque-chic ».
Pour terminer, une anecdote que m’a rapportée ma grand-mère. Elle remonte au temps de l’occupation (l’anecdote, pas ma grand-mère !). Un soldat allemand se présente à sa maison, lève galamment son képi, et la salue d’un très courtois : « Guten Tag, Grossmutter ! » (« Bonjour, grand-mère ! »). A noter que « u » se prononce toujours « ou » en germanique classique et que le « er » final se prononce « ar » en germanique familier. Ma grand-mère ne fait ni une, ni deux, elle se précipite dans la cuisine, elle empoigne la grande « pêlotte », et elle cogne à coups redoublés sur le chef du pauvre soldat ébahi en beuglant : « Grosse moutarde, grosse moutarde, moi, je t’en foutrais des « grosses moutardes ! »
Comme quoi, en linguistique comme ailleurs, on ramène toujours l’inconnu au connu !
Ayant négligé de déclarer son exploit à la Libération, ma grand-mère ne fut même pas honorée de la glorieuse médaille de la Résistance !