C’est un passage obligé dans le calendrier paysan. Les bréviaires anciens et les calendriers médiévaux insistent d’ailleurs sur cet événement, en représentant invariablement le mois de décembre sous les traits d’un gaillard armé d’un maillet ou d’une cognée et prêt à abattre Môssieur le cochon. C’est qu’il faut bien faire des provisions pour l’hiver ! Ce dernier n’est-il pas rude en Lorraine ?
Appelé, selon les circonstances, Bismarck, Adolf ou Benito, une vieille loi française interdisant de nommer son cochon Napoléon, Monsieur faisait l’objet de tous les soins. Lentement, imperceptiblement, on l’engraissait avec des seaux entiers de patates. Son groin feugnait dans la bauge sans jamais se rassasier. Peu à peu, la bête devenait large. Belle. Appétissante.
Vient alors le moment de la tuer. Il faut de l’expérience et tout un attirail. Coutelas, lardoire, fenderet, berce et rafutaille pour aiguiser l’arsenal. On sort la bête de son antre. Le matador se penche sur la bête et lui enfile, juste sous la patte de l’avant-gauche, une lame de couteau longue comme une baïonnette. Le sang trisse dans une poêle. On le récupère pour en faire du boudin. Quelques cris stridents encore et Môssieur rend l’âme.
La cérémonie peut se poursuivre. Le cochon est allongé sur un lit de paille. On brûle les soies. On racle la peau de l’animal pour en ôter le moindre poil. Cela sent le caramel. Une odeur aigre et amère. Et on lave le bestiau. Et la peau apparaît, comme par magie, rose et luisante. On devine déjà le lard marbré sous l’épaisse couenne. Parfois, le tueur coupe quelque morceau d’oreilles que les enfants, imperturbables spectateurs, vont faire griller en hâte sur le feu de paille qui déjà, agonise au milieu de l’usoir.
Le porc est maintenant pendu par les pieds. On l’ouvre et tout un monde visqueux et coloré s’offre à la curiosité des plus jeunes. Les nareux n’y tiennent pas. On prélève le foie, les boyaux et la vessie avec tout un tas de précautions.
Et le cochon finit par subir le martyre de Saint Simon. Partagé en deux, il est coupé, redécoupé à loisir. Peu à peu sortent les jambons, palettes et pieds, côtes et filets, rognons et joues rosées. « Rien ne se créé, rien ne se perd, tout se transforme », écrivait Lavoisier. Peut-être faisait-il référence au cochon ? Car celui qui, quelques heures auparavant, hurlait encore dans sa baraque est désormais transformé en saucisses, fuseaux, bandes de lard épaisses, pots de saindoux luisant, pâtés de tête, boudins, crépinettes, jambons et palettes, etc. Ah ! La liste est longue de ces délices du saloir ! Et tant pis si je vous ai mis l’eau à la bouche ! Dans le cochon, tout est bon !
Véritable rituel aux allures de fête païenne, le tue-cochon marque un temps fort dans le calendrier des saisons. Gabriel Gobron, dans son savoureux ouvrage intitulé Au pays des Cocolinjos et des Colindindins rapporte le dicton suivant :
« Si tu veux être heureux un jour, marie-toi ! Huit jours : tue ton cochon ! Toute la vie : fais-toi curé ou maître d’école ! »
C’est dire toute l’importance que nos anciens accordaient au cochon !
C’est qu’aujourd’hui, la loi interdit à tout propriétaire d’abattre son animal. Question d’hygiène et de traçabilité du produit, paraît-il. Autres temps, autres mœurs, dirions-nous.
Aussi laisserons à Gabriel Gobron le soin de conclure :
« Quand ma mère aura fait le boudin noir aux oignons et à la sariote, avec ça et un plein verre de Bourgogne, vous ne penserez plus aux boyaux immondes de notre truie crottée ! Je vous assure même que si vous tardez à venir, comme fit l’an passé le tailleur de Waville, nous nous serons déjà reléché les dix doigts et le pouce ! Une platée de boudin noir comme on sait en préparer en Lorraine. Malheur ! J’ai de l’eau plein la bouche déjà, et je fais clapper ma langue, en renversant mes yeux dans mes orbites ! Du boudin noir ! Aux oignons et à la sariote ! Ah ! »