Le préfet de Moselle vient de geler pour un an le projet éolien et photovoltaïque prévu sur le site de l’ancien Camp du Ban-Saint-Jean, près de Boulay-Moselle. A la suite du tollé suscité par ce dossier porté par la municipalité de Denting, une commission de réflexion va se pencher sur ce lieu de mémoire à protéger une fois pour toutes et défendu, dans une lettre, par trente descendants de prisonniers.
De Denting, commune de 280 habitants en Moselle, à trente kilomètres de Metz et quatre kilomètres de Boulay, on connaît surtout les vestiges des 115 hectares de l’ancien Camp militaire du Ban-Saint-Jean, Johannis Bannberg en allemand. Construit entre 1934 et 1936, comme camp de sûreté pour les militaires de la Ligne Maginot, il deviendra, après la Drôle de Guerre et l’Annexion de la Moselle et avec l’arrivée massive de prisonniers slaves du front de l’Est, un « Zweiglager » (camp annexe) du Stalag XII F, dont le siège était à Forbach. Trop longtemps ici, l’humanité a été aux abonnés absents : abandonné puis oublié, le Ban-Saint-Jean revient à la une de l’actualité. En lisière de ce camp reposent les dépouilles de 23 000 prisonniers de guerre soviétiques. Lorsque la municipalité décide d’y installer des éoliennes et un parc photovoltaïque, les esprits s’échauffent.
Un projet gelé
Boulay, Hôtel Communautaire, le vendredi 17 décembre dernier : Laurent Touvet, préfet de la Moselle, décide de stopper le chantier (illégal) de défrichement, demande le gel du futur chantier éolien sur le site de l’ancien camp et la création d’un comité de concertation réunissant élus, associations et administrations. Les réactions indignées suscitées par ce projet de six éoliennes se sont multipliées en quelques semaines : fronde sur les réseaux sociaux, articles sur internet et dans la presse écrite régionale, reportages télé, intervention de la députée auprès de Geneviève Darrieussecq, ministre des anciens combattants. Face à un tel déferlement, les autorités ne sont pas restées indifférentes. Après la visite guidée des lieux, ont été conviés par le préfet autour d’une table : Claude Dulamon, sous-préfète de Boulay-Forbach, Hélène Zannier, députée de la circonscription, François Bir et Christian Belvetti, Maire et Premier Adjoint de la commune de Denting, Bruno Doyen, Président de l’AFU (Association Franco-Ukrainienne pour la réhabilitation du charnier du Ban-Saint-Jean) et des représentants de la DDT (Direction Départementale des Territoires) de Moselle, de la DRAC (Direction Régionales des Affaires Culturelles), de la DREAL (Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement), de l’ONAC (Office National des Anciens Combattants), du Souvenir Français et de RWE Renouvelable France regroupant entre autres Nordex, porteur du projet éolien et photovoltaïque.
Une commission de travail
Elus, associations et administrations désigneront des représentants pour composer un comité de concertation présidé par la sous-préfète auquel l’ONF (Office National des Forêts) s’ajoutera. Il devra débattre du projet du Ban-Saint-Jean en tenant compte des aspects économiques, environnementaux, historiques et sécuritaires. L’AFU, créée en 2004, en sera le partenaire privilégié. Le dossier éolien a été déposé en préfecture en décembre 2019. Il comprend six éoliennes de 150 mètres de haut, dont trois sur le site du camp, et de 44,5 Gwh/an de production, soit la consommation de 20 000 habitants. Le projet moins avancé de parc photovoltaïque est quant à lui prévu sur 26 hectares pour une puissance de 25,5 Gwh/an. Nordex, qui a déjà installé 25 turbines dans le secteur de Boulay, a sous-estimé le côté mémoriel et a bien conscience de l’importance des enjeux liés à la sauvegarde du site. « Le Ban-Saint-Jean doit favoriser le recueillement, le respect et le silence : c’est un lieu unique en France », rappelle Gabriel Becker, vice-président de l’AFU, tout en s’interrogeant : « Que le silence soit perturbé. Que la vue soit impactée. Que l’ensemble soit saucissonné. Que le charnier soit réduit à un élément de l’ensemble. Banalisation en cours ? Ne pensez-vous pas qu’ils [NDLR : les 23 000 prisonniers soviétiques] méritent mieux ? Je suis contre tout : éoliennes et parc photovoltaïque ».
Le Ban Saint Jean doit rester le refuge du souvenir
Peut-on délibérément détruire un site historique, le plus grand mouroir nazi de France, où ont péri plus de 23 000 prisonniers entre 1940 et 1945 ?
Entre l’automne 1941 et l’automne 1944, plus de 300 000 prisonniers de guerre et travailleurs forcés soviétiques ont transité par le Camp du Ban-Saint-Jean avant leur affectation dans les mines de fer et de charbon de la région. La maltraitance, la promiscuité, les épidémies, le manque de soins et de nourriture vont faire exploser la mortalité. Une commission d’enquête franco-soviétique se rendra sur le site le 16 novembre 1945 pour officialiser l’ampleur du drame : 204 fosses communes dénombrées. Le chiffre de 23 000 morts sera officiellement retenu. C’était la politique officielle nazie : exterminer les Slaves, que les Nazis considéraient comme des sous-hommes. En 1978-79, 2 879 corps ont été exhumés et transférés dans une nécropole soviétique dans l’Oise. Tout le monde comprend que le compte n’y est pas et que la majorité des victimes se trouve toujours sous les 115 hectares du camp. Dès lors, tout le site devient un sanctuaire, où toute transformation annexe deviendrait sacrilège. Cette question doit interpeller les consciences et non les aspects matériels. De nos jours, de plus en plus de familles concernées par ce charnier oublié viennent sur place faire leur deuil.
Alexey Fedorovich, Ivan Petrovich et les autres
Alexey Fedorovich Lukovkin, paysan, originaire de Tsatsa près de Stalingrad, a 43 ans quand il part au front, laissant sept enfants et sa femme, enceinte de Lydia. A l’été 1942, près de Kharkov, il est blessé, capturé, « porté disparu » et annoncé beaucoup plus tard « mort en captivité » le 22 mai 1944. Après l’ouverture des archives en 2007, Svetlana Joukova, la quarantaine, célibataire, fille de Lydia, habitant Volgograd (ex-Stalingrad) a entrepris démarches et recherches auprès de la Croix Rouge et les autorités militaires pour connaître le sort de son grand-père. Les adresses de la mairie de Denting et de l’AFU lui ont alors été transmises. Le 2 mai 2018, l’histoire du camp lui est racontée en détail sur place. « Ce fut un grand choc, l’horreur, la douleur et le chagrin en apprenant tout ce que mon grand-père et tous les prisonniers de guerre avaient subi », avoue Svetlana qui ajoute, écœurée : « Je ne peux pas imaginer des éoliennes à cet endroit. Les intérêts économiques ne doivent pas prédominer ». Pour faire connaître l’histoire du camp, elle a traduit avec Tatiana Linden, russe membre de l’AFU, La Revie, le troisième livre de Gabriel Becker sur ce chapitre trop méconnu du sacrifice russo- ukrainien en terre mosellane. Parmi les autres visiteurs de l’ancien camp, il y a Roman Falfushinsky, arrière-petit-fils d’un soldat de l’Armée Rouge et Stepan Artemyevich Fedorenko de Stepanovka, près de Kiev, où il habite et travaille dans un cabinet d’avocats. Quant à Ivan Petrovich Babuschkin de Perm, que des membres de l’AFU avaient rencontré en Oural, mort en juillet 2013 à 89 ans, il a été le seul survivant du camp à y être revenu pour s’y recueillir. Vlasse Pavlovchkine, lui, a fait 2 600 kilomètres pour se souvenir de son grand-père, Efrem Petrovich Kuzkin, tonnelier, père de cinq enfants. Après l’inauguration de la stèle en 2012 et la multiplication des reportages à la télévision russe, les visites de descendants de prisonniers se multiplient. Leurs familles, venues d’Ukraine, de Russie, du Bélarus et des pays baltes, ont toujours le même rite quand elles viennent sur le site du Ban-Saint-Jean : laisser quelques gâteaux secs au pied de la stèle avec une petite bouteille de vodka, disperser une poignée de terre de la tombe familiale et en prélever une du camp.
Une lettre aux autorités
Fin décembre, Svetlana Joukova, ne pouvant restée indifférente, a écrit à François Bir, Maire de Denting. Les représentants des familles de trente prisonniers de guerre ont co-signé cette lettre et une copie a été envoyée au préfet, à la sous-préfète et à l’ONAC. Plus de la moitié des signataires sont venus en pèlerinage à l’emplacement de l’ancien charnier du Ban-Saint-Jean.
« Par cette lettre, nous, les représentants des familles de prisonniers de guerre soviétiques, qui se trouvaient au Ban-Saint-Jean, exprimons notre profonde inquiétude face à la mise en œuvre d’un projet d’éoliennes et un parc photovoltaïque sur le territoire de l’ancien camp ». Les trente signataires poursuivent : « Ce fut héroïque que les habitants, sous menace de mort, aient aidé nos soldats, en leur donnant de la nourriture, en les aidant à s’échapper du camp, en les mettant à l’abri. Nous, leurs descendants, sommes très reconnaissants envers la population locale ». Et de conclure : « Lors de la discussion sur l’avenir du site du Ban-Saint-Jean, nous vous demandons de prendre en compte sa signification historique et spirituelle pour un grand nombre de personnes de pays, de nationalités et de générations différentes, y compris les générations futures ».
La petite fille d’Alexis Fedorovich Lukovkin appelle à signer la pétition pour la défense du Ban-Saint-Jean, lancée par l’association Echanges Lorraine-Ukraine.
La municipalité de Denting ne semble pas consciente de cette page d’Histoire
Démilitarisés en 1981, l’Armée a vendu pour un euro symbolique les 115 hectares de l’ancien camp à la commune de Denting. Charge à elle de l’entretenir mais mission impossible pour ce village de 280 habitants. François Bir, le Maire actuel, a hérité de l’ancienne équipe municipale le projet de la société Nordex et explique dans les colonnes du Républicain Lorrain : « Ce projet économique est une aubaine pour notre petite commune. Avec les futures retombées financières, nous pourrons entretenir, sécuriser et valoriser le site du Ban-Saint-Jean qui est jusqu’à présent une épine dans le pied ». Christian Belvetti, Conseiller Municipal depuis de nombreuses années et Premier Adjoint, enfonce le clou dans le dernier bulletin municipal, tout en doutant de certains chiffres et désignant Gabriel Becker, comme l’unique responsable des « malheurs » de la commune. « Les Dentingeois sont loin d’être insensibles à ce qui s’est passé pendant l’Occupation et ils connaissent parfaitement le destin tragique d’un certain nombre de prisonniers du Camp du Ban-Saint-Jean. Mais ils savent aussi faire preuve de discernement et ils s’en tiennent aux faits plutôt qu’aux présomptions macabres et anxiogènes de certains ». Et de poursuivre : « Les études sont bien avancées et, comme on pouvait s’en douter, le militant historique inonde les médias de contrevérités et accuse la municipalité de profaner le lieu sacré ». Et de conclure sur « cette affaire pour laquelle nous sommes résolument optimistes ».
Vers une inscription à l’inventaire des Monuments Historiques ?
La Communauté de Communes de la Houve et du Pays Boulageois et son Président André Boucher ne se sont jamais intéressés à ce site historique pour l’aménager ou demander son inscription au titre des Monuments Historiques. « C’est à l’AFU de le faire », dit-il, en ajoutant qu’il est « favorable à l’implantation d’éoliennes autour de Boulay, surtout pour les recettes fiscales ». 480 000 euros en 2019 pour une cinquantaine de machines. Dans une récente interview, il complétait : « 115 hectares, c’est immense. On ne peut pas laisser tout cela en friche. Il y a suffisamment de place pour respecter le lieu dédié à la mémoire des victimes ukrainiennes. […] Je n’ai rien non plus contre le photovoltaïque, du moment qu’on respecte les périmètres. On construit bien des maisons à proximité des cimetières ». Dans ce combat mémoriel, l’AFU vient de signer une convention de partenariat avec le Souvenir Français, le gardien de notre mémoire, dont la vocation est d’honorer la mémoire de tous ceux qui sont morts pour la France, qu’ils soient français ou étrangers et dont la triple mission est d’entretenir, conserver et transmettre. Au sein de la commission de travail créée par le préfet, l’AFU et le Souvenir français veulent définir un périmètre à protéger, tout en le sécurisant et en sauvegardant une zone servant l’Histoire.
Le sacrifice de 23 000 prisonniers et le calvaire de leurs familles valent-ils plus que les milliers d’euros que rapporteront annuellement les éoliennes et le parc photovoltaïque ?
Pour plus d’informations : www.ban-saint-jean.fr
Evolution positive…
Suite à la 2ème réunion de la commission mise en place par le préfet, RWE, porteur des projets éolien et photovoltaïque, a décidé d’abandonner le projet de parc photovoltaïque et de conserver les 3 éoliennes prévues sur les terres agricoles. Donc, les 3 éoliennes prévues sur le site de l’ancien camp du Ban Saint Jean à l’emplacement du charnier, sont définitivement abandonnées.
Le BAN SAINT-JEAN n’aura jamais fait autant parler de lui et finira par être définitivement classé et sauvegardé grâce à toutes ces personnes qui y luttent farouchement depuis quelques temps.
Pourtant dans ce contexte actuel, des balles sifflent encore sur ce lieu de Mémoire déjà reconnu officiellement par le Département de la Moselle. L’AFU vient de porter une plainte en gendarmerie pour dégradation du panneau principal d’accueil sur lequel une vingtaine d’impacts de tir au pistolet a été constatée ce dimanche 7 février 2021 !
Un grand merci à M.MATHE pour son excellent résumé de cette situation ….qui nous perturbe tous.
MS