A la confluence de la Meurthe et de la Vezouze, la charmante bourgade de Lunéville surprend le visiteur par son imposant château. Souvent qualifié de « Versailles lorrain », ce bâtiment qui s’ouvre d’un côté sur une ville coquette et animée et, de l’autre, sur d’immenses jardins à la française demeure certainement la meilleure porte d’entrée pour appréhender l’histoire, à la fois complexe et mouvementée, du XVIIIème siècle lorrain. Ce dernier, s’il a vu naître et s’épanouir les grands savants et les philosophes des Lumières, correspond avant tout, pour la Lorraine, à la période de son incorporation au Royaume de France. Encore que cette dernière ne se soit pas faite d’un coup, mais bien par étapes successives et mûrement réfléchies.
Pour retracer cette histoire, il faut commencer par faire un bond dans le temps et remonter, pour ainsi dire, aux premières années du XVIIIème siècle. A cette époque, les Duchés de Bar et de Lorraine, réunis sous une seule couronne depuis 1420, sont dirigés avec sagesse par le Duc Léopold. Mais le territoire sur lequel règne ce dernier est extrêmement morcelé. En 1552, la France avait déjà pris possession des évêchés de Toul, Metz et Verdun et la Guerre de Trente Ans lui a permis de faire main basse sur d’autres territoires, notamment dans le Nord de la région et dans le Saulnois. Léopold, en vérité, ne règne que sur les débris d’un duché qui s’étend des Vosges à la Sarre et compte une multitude d’enclaves et de territoires biscornus. Manquant de ressources pour rénover le palais nancéien de ses aïeux, Léopold choisit de faire construire à Lunéville un imposant château, grâce auquel il affirmera aux yeux du monde la souveraineté de l’Etat lorrain. Pour cela, il fait appel aux meilleurs architectes, notamment Germain Boffrand, qui s’illustrera par la suite en dirigeant la reconstruction de l’élégant Château d’Haroué. Le palais de Lunéville sort de terre en seulement dix-sept ans. Il abrite une cour sobre mais brillante, jusqu’à la mort du duc, qui survient en 1729. Conformément aux coutumes de Lorraine, c’est alors le fils de Léopold, François III, qui hérite de la couronne ducale.
Mais la France, depuis plus d’un siècle, a des vues sur la Lorraine. Par l’intermédiaire du Cardinal de Fleury, elle parvient à obliger le jeune François III à renoncer à ses Etats en échange du Grand-Duché de Toscane. Conscient qu’il lui sera difficile de maintenir l’indépendance et la neutralité d’un pays aux trois quarts cernés par le puissant Royaume de France, François III finit donc par renoncer, en 1737, aux Duchés de Bar et de Lorraine. Il part donc pour la Toscane, puis pour l’Autriche, où il a épousé l’Archiduchesse Marie-Thérèse, avec laquelle il fondera la dynastie des Habsbourg-Lorraine, toujours existante aujourd’hui et dans laquelle on compte, entre autres, Marie-Antoinette et François-Joseph, le célèbre époux de l’impératrice Sissi.
D’une certaine manière, on pourrait penser que la Lorraine devient française en 1737. En vérité, le Cardinal de Fleury a cherché à ménager les susceptibilités du peuple lorrain. Désireux de mener une politique de transition, celui-ci fait donc installer en Lorraine un certain Stanislas Leszczynski, Roi de Pologne déchu et beau-père du Roi de France Louis XV. Les termes du contrat sont cependant clairs : à la mort de Stanislas, les Duchés de Bar et de Lorraine deviendront français.
L’ex-Roi de Pologne s’installe donc au Château de Lunéville, où il n’hésite pas à faire quelques travaux de rafraîchissement. Dans les jardins, il commande l’exécution de jolis pavillons de plaisance tandis qu’au pied même du château, il fait construire le « Rocher », une sorte de vaste grotte artificielle dans laquelle se meuvent des dizaines d’automates. Rapidement, Lunéville devient un lieu incontournable pour les philosophes et les nobles qui font leur tour d’Europe. La cour de Stanislas accueille d’ailleurs quelques penseurs, tels que Voltaire, Helvétius ou Montesquieu. Les fêtes qui s’y donnent sont grandioses et le nom de Lunéville, grâce à Stanislas, est connu partout, depuis Versailles jusqu’à la lointaine Prusse.
Mais voilà, après trente années d’un règne qu’il a voulu philanthropique, Stanislas voit sa santé défaillir. Impotent, presque aveugle, c’est avec beaucoup de difficultés qu’il se dirige, en ce matin du 5 février 1766, vers l’horloge qui surmonte le linteau de la cheminée où il a l’habitude de rêvasser tout en fumant de sa grande pipe polonaise. D’un coup, sa robe de chambre prend feu. Il prend peur. Il tombe, juste devant le brasier. On le sauve in extremis, mais le voilà grièvement blessé. Après dix-huit jours d’agonie, Stanislas s’éteint (on pardonnera l’expression) le 23 février 1766. Conformément aux traités signés quelques trente ans plus tôt, les Duchés de Bar et de Lorraine sont incorporés au Royaume de France dès le lendemain !
Une France qui va pour le moins se montrer ingrate vis-à-vis de sa nouvelle conquête. Encombré par l’héritage lorrain, Louis XV ne va pas hésiter à brader le mobilier ducal et à transformer le bâtiment en caserne de gendarmerie. Les statues sont vendues à l’encan aux quatre coins de l’Europe et les communs, désormais, servent d’écurie ! En 1861, Prosper Mérimée refuse d’inscrire le site sur la liste des Monuments Historiques, prétextant qu’il s’agit là « d’un grand bâtiment d’un style barbare, construit à une époque de décadence ». Le château finira néanmoins par être classé, par morceaux, entre 1901 et 1929, sur la prestigieuse liste destinée à sauvegarder notre patrimoine.
Sauvegarder et entretenir le patrimoine : voilà bien le grand défi que se doit de relever le château. Ayant subi pas moins de huit incendies, dont le plus terrible en janvier 2003, le palais de Lunéville fait aujourd’hui l’effet d’un phénix sans cesse renaissant. Des entreprises qualifiées travaillent, depuis bientôt vingt ans sur ce chantier hors-normes, recherchant les gestes et les techniques des anciens et restituant avec soin le fastueux décor de ce Versailles lorrain, véritable château des Lumières dans lequel mourut, par un matin glacial de 1766, un duc par lequel le beau pays de Lorraine est donc devenu français.