Devenu paysagiste concepteur diplômé d’Etat, Johan Cornu a grandi en Lorraine près de Metz. Après plusieurs expériences professionnelles qui l’ont mené du château de Versailles au Jardin du Luxembourg à Paris, il a décidé en 2023 de revenir dans la région pour créer son atelier baptisé Bois Sacré et développer son concept paysager qui s’articule autour de l’Art des Bois Sacrés et des Sentiers de Légendes. L’idée est en effet de redonner du sens au paysage local, de le rendre attractif et plaisant pour les habitants tout en répondant aux enjeux environnementaux comme la création d’îlots de fraîcheur ou la réduction du risque d’inondation par le ruissellement et l’infiltration des eaux pluviales. Dans le cadre de sa démarche qui associe respect du patrimoine historique et vernaculaire à la mise en valeur des milieux écologiques, Johan Cornu a été sollicité pour réaménager les douves et la motte castrale de l’ancien château d’Albestroff du XIIIème siècle aujourd’hui disparu. Rencontre avec celui qui entend aider les élus lorrains à tenir compte de la géologie, de l’histoire, de la culture locale et des légendes pour préserver la signature lorraine et l’identité de leurs communes.
BLE Lorraine : Pourquoi avez-vous décidé de créer votre atelier en Moselle ?
Johan Cornu : « Bien que je ne sois pas né dans la région, j’y ai grandi. J’ai passé une grande partie de mon enfance dans un petit village lorrain nommé Plappeville, au pied du Mont-Saint-Quentin, à la périphérie de Metz. Après des études de paysage en Bretagne à l’Ecole de Saint-Ilan, puis à Versailles, dans les Yvelines, à l’Ecole Nationale Supérieure de Paysage (ENSP), j’ai choisi de revenir en Moselle. Je ressens à la fois le besoin de partager avec les acteurs du territoire, notamment les élus, l’importance du paysage et ce qu’il peut apporter à leur région. Cette discipline permet de répondre à de nombreux enjeux locaux, qu’il s’agisse de proposer des aménagements cohérents avec le territoire, de préserver les écosystèmes, d’identifier les caractéristiques spécifiques d’une commune, de valoriser les espaces publics ou encore de créer des vergers pédagogiques, entre autres. Par ailleurs, je crois que la Moselle, et la Lorraine en général, ont été marquées par la désindustrialisation de leurs territoires. Bien que souvent perçue de manière négative, je pense que cette désindustrialisation offre l’opportunité de recréer un territoire riche en paysages à valoriser. Les vallées sidérurgiques doivent redevenir de belles vallées paysagères, où coulent des cours d’eau, où des vergers s’installent sur les coteaux, et où les massifs boisés sont présents. Au XIXème siècle, le paysagiste Frederick L. Olmsted a développé l’idée de systèmes de parcs. Je pense que la France, et plus particulièrement la Lorraine, pourrait mettre en place ce type de structures paysagères, afin de redonner une géographie naturelle aux vallées urbaines et aux zones en friche. »
BLE Lorraine : Pouvez-vous nous en dire plus sur votre double concept paysager « l’Art des Bois Sacrés et les Sentiers de Légendes ?
JC : « Les Bois Sacrés et les Sentiers de Légendes forment une série d’œuvres artistiques et philosophiques que je développe depuis que j’ai créé ce concept en 2019, lors de mes études à l’Ecole Nationale Supérieure de Paysage de Versailles. Pour résumer cette esthétique, l’art des Bois Sacrés réinterroge la place de l’Homme dans la nature. Face aux mouvements des planètes, aux phénomènes sismiques issus du déplacement des plaques tectoniques, provoquant tsunamis ou réveils de volcans, l’Homme paraît bien peu de chose. Sans compter les courants marins, qui, en interaction avec les volcans et la disposition des plaques terrestres, jouent un rôle majeur dans les variations climatiques à l’échelle géologique. Des auteurs comme le biologiste Teilhard de Chardin ont montré à quel point la vie sur Terre a évolué, jusqu’à l’apparition de l’Homme. Les Bois Sacrés interrogent ainsi le caractère éphémère de toutes les choses vivantes : les civilisations apparaissent et disparaissent. Le philosophe du XVIIIème siècle, Giambattista Vico, a cette formule pour décrire la vie des civilisations : « La nature des peuples, d’abord cruelle, devient ensuite sévère. Elle gagne par la suite en bienveillance, devient délicate avant de se perdre dans le libertinage. » Vico explique que la perte des civilisations est liée à l’ironie. Dans la conclusion de La Science Nouvelle, il observe : « Lorsqu’enfin les peuples, réduits à la dernière extrémité, ne trouvent chez eux aucun monarque pour les gouverner, ni aucune nation supérieure pour les conquérir et assurer leur conservation, la Providence applique un remède extrême à ce malheur extrême. Ravalés au rang de bêtes, ces hommes se sont accoutumés à ne penser qu’à leurs intérêts particuliers. Dans leur vie de raffinement, ou pour mieux dire d’orgueil, un rien les emporte et les met dans une fureur folle. La multitude qu’ils composent n’est en réalité qu’une masse de corps. Dans l’extrême solitude de leur âme, ils vivent livrés à leurs propres désirs, chacun ne songeant qu’à satisfaire ses caprices, incapables de parvenir à quelque accord avec leur voisin. Telles sont les raisons qui, jointes aux factions et aux guerres civiles, transforment les cités en forêts servant de repaires à ces hommes. De longs siècles de barbarie s’ensuivent, recouvrant d’une rouille épaisse des esprits devenus pervers à force de subtilité et de malice, et que la barbarie née de la réflexion avait rendus plus cruels que l’antique barbarie, œuvre des sens. » Je crois que les Bois Sacrés résument cette vision historique. L’artiste doit poser un regard critique sur le monde qui l’entoure. Le public n’est pas obligé de le suivre, mais l’artiste se doit de s’interroger sur les phénomènes qu’il observe et, s’il en a les capacités, de les exprimer sous une forme esthétique de son choix. Pour ma part, cette expression prend la forme du paysage. Les Bois Sacrés peuvent donc être assimilés à ces cités qui se transforment en forêts, pour paraphraser Vico, et où ces forêts redeviendront, dans un futur lointain, de nouvelles cités issues d’autres civilisations.
Les Sentiers de Légendes reprennent les principaux mythes celto-germaniques. Je m’inscris dans la grande famille des Modernes, tels que Charles Perrault, Wagner ou Gustave Doré. J’ai un profond attachement à la mythologie populaire européenne, en particulier médiévale. Ces sentiers prennent place dans les Bois Sacrés et portent les récits que j’invente pour traduire la vision du monde décrite ci-dessus. Mes héros ne sont pas tout-puissants : ils sont faillibles et mortels, à l’image des personnages de la mythologie de l’Edda, des romans de Chrétien de Troyes ou, plus récemment, de J.R.R. Tolkien. Les héros des Sentiers de Légendes sont comme des fourmis face aux phénomènes naturels tels que l’orogenèse. Les montagnes et les roches, véritables géants, replacent l’Homme à sa juste place. »
BLE Lorraine : Pourquoi travaillez-vous essentiellement avec des communes rurales ? Quel projet mettez-vous en œuvre à Albestroff ?
JC : « Je travaille principalement pour des communes rurales car ma vision du paysage est avant tout naturaliste. Dans les zones rurales, les communes rencontrent souvent de nombreuses difficultés : financières, de visibilité, d’attractivité, etc. En travaillant sur leurs paysages, les aménagements que je propose sont modestes, sobres et peu coûteux. Lorsque cela est possible, je privilégie les chantiers participatifs, dans le but de partager des savoir-faire tels que la construction de murets en pierre sèche, le plessage, le clayonnage, la plantation de vergers pédagogiques ou encore la sculpture sur pierre que je pratique par ailleurs. Mon objectif est également d’apporter des conseils et un soutien aux communes, tant dans la gestion de leurs espaces publics grâce à des plans de gestion, que dans les choix d’aménagements à entreprendre. D’autre part, la plupart des projets que je réalise sont participatifs, impliquant les habitants. Cela permet de recréer du lien social tout en étant à l’écoute de la population locale. Par ailleurs, je suis actuellement en train de rédiger un livre sur l’art des jardins et du paysage. Je mets également en place des dispositifs de lectures paysagères, afin d’aider les communes à comprendre comment le paysage qu’elles occupent s’est formé au fil du temps et à esquisser des possibilités pour l’avenir. Mon atelier, Bois Sacré, ainsi que l’atelier de ma consœur Julia Simonnet, Atelier 15° Ouest, ont été missionnés dans le cadre du projet de réaménagement des anciennes douves du château disparu d’Albestroff. L’objectif est de répondre à la fois aux enjeux écologiques, de valoriser le patrimoine bâti et de créer un espace de rencontre à proximité du cœur du village. Les douves sont situées le long d’un sentier de randonnée intercommunal, ce qui donne au projet une dimension quasi intercommunale. La mise en valeur de ce patrimoine historique et écologique offrira un lieu de rencontre pour les habitants du village et un refuge écologique pour la faune et la flore locales. »
BLE Lorraine : Que peut apporter la notion de paysage aux communes et aux territoires de Lorraine ?
JC : « Le paysage est un outil puissant qui permet de définir l’environnement dans lequel nous souhaitons vivre. Il contribue à créer des ambiances et des identités propres à chaque commune. Chaque commune possède une individualité qui doit impérativement être identifiée et valorisée. Il faut, à mon sens, prendre garde à un urbanisme standardisé, que l’on voit malheureusement se déployer partout sur nos territoires. En visitant la France, certains villages se distinguent par leur capacité à préserver leur caractère et leur richesse culturelle locale. Malheureusement, certains territoires ont parfois confondu modernité et mode, ce qui a conduit à des aménagements uniformes et peu qualitatifs. Je suis convaincu que le paysagiste peut véritablement aider les élus à valoriser leur territoire en proposant des aménagements très simples : la plantation d’alignements d’arbres, la création de calades et de murets en pierre sèche, ainsi que la désimperméabilisation des sols pour favoriser les îlots de fraîcheur et l’infiltration de l’eau. Un entretien différencié, qui favorise les plantes locales et soutient la régénération naturelle, est également essentiel. La Lorraine possède de magnifiques territoires, que ce soit en Meuse, en Meurthe-et-Moselle, en Moselle ou dans les Vosges. Certaines villes et certains villages sont déjà en avance sur ces sujets et peuvent servir d’exemples inspirants. Le paysagiste concepteur est là pour soutenir et accompagner les communes qui souhaitent améliorer leur cadre de vie, dans un souci de bien-être, de préservation de l’environnement et de valorisation du patrimoine local. »
BLE Lorraine : Alors la cité des paysages est installée sur la Colline de Sion, cette notion est-elle développée auprès des élus lorrains ?
JC : « Je pense que le rôle du paysagisme et le métier de paysagiste concepteur restent encore assez méconnus en Lorraine, malgré la construction de la Cité des paysages, qui vise justement à sensibiliser le public et les acteurs du territoire à l’importance du paysage. Ce manque de sensibilisation s’explique peut-être par l’absence d’écoles de paysage en Lorraine, les écoles françaises étant en effet situées à Versailles, Marseille, Lille, Blois, Bordeaux et Paris. De plus, en Lorraine, le paysage a longtemps été associé à l’industrialisation, notamment aux grandes installations sidérurgiques, manufacturières et minières. Les paysages de la campagne lorraine ont souvent été occultés, bien que le modèle de la ferme en polyculture-élevage ait permis la création de paysages remarquables. Les vergers, les prairies et les forêts profondes ont largement façonné nos territoires, sans compter les magnifiques paysages naturels. Je suis convaincu que la Lorraine dispose de tous les atouts pour valoriser ses paysages, trop souvent méconnus. C’est dans cette optique que j’ai créé mon atelier de paysage, Bois Sacré, à la périphérie de Metz, et que je suis en train de former une association avec des confrères artistes et architectes pour sensibiliser les élus, les entreprises et le grand public à l’importance de prendre en compte cet élément fondamental dans les projets à venir. »