Co-écrit par François Renard et Gérard Giuliato, un nouvel ouvrage présente un catalogue raisonné et inédit sur les monnaies frappées par les Princes-Evêques de Toul du IXème au XIVème siècle. L’Evêché de Toul, d’abord rattaché à la Lotharingie, se trouvait alors sous le contrôle du Saint Empire Romain Germanique. Durant cette période, les Evêques de Toul furent considérés comme des princes de l’Empire et eurent le privilège de battre monnaie. La monnaie touloise, ornée de références impériales puis locales, circula au-delà de l’Evêché, jusqu’en Europe de l’Est. Si les monnaies anciennes ont toujours fait le bonheur des collectionneurs et des antiquaires, la numismatique est devenue une science à part entière qui fournit une documentation irremplaçable sur l’histoire des sociétés dans les domaines économiques, politiques, techniques et artistiques. Gérard Giuliato nous parle plus en détail de ce livre qui devrait intéresser aussi bien les numismates avertis que les amateurs d’histoire de la Lorraine.
BLE Lorraine : Pourquoi avez-vous décidé de co-écrire cet ouvrage ?
Gérard Giuliato : « Il n’existait pas d’étude exhaustive récente sur les monnaies émises par les Evêques de Toul entre le IXème et le XIVème siècle, date à laquelle elles cessèrent d’être émises. L’étude la plus ancienne datait de 1844, la plus récente de 2002. Depuis lors, de nombreuses nouvelles monnaies ont été découvertes. François Renard, numismate et collectionneur possédait tous les types monétaires toulois patiemment acquis au cours des décennies passées. C’était un avantage considérable. L’ouvrage pourrait ainsi répondre à l’attente des collectionneurs privés et publics, des musées et des archéologues qui ont besoin de références sûres pour identifier et dater les pièces en leur possession. Dans un second temps, cette documentation renouvelée nous permit de montrer l’évolution de ce monnayage au cours de ces cinq siècles et d’en expliquer les causes. »
BLE Lorraine : Jusqu’où vos recherches vous ont-elles mené ? Qu’avez-vous voulu mettre en avant ?
GG : « Nous avons voulu présenter un corpus des monnaies complet, environ 3 000, et actualisé en prenant en compte les découvertes récentes de ces trente dernières années. Beaucoup sont inédites. Certaines proviennent de découvertes récentes faites dans les pays baltes, en Russie et Scandinavie qui importaient du sel et de l’argent et exportaient des fourrures, de l’ambre, de fer, de l’alun ou des draps. »
BLE Lorraine : Quels étaient les privilèges des évêques de Toul ? Pourquoi et comment battaient-ils monnaie ? Quelles étaient les caractéristiques de la monnaie touloise ?
GG : « Jusqu’au IXème siècle, l’atelier monétaire de Toul relevait uniquement de l’Empereur ou Roi de Germanie (Charles le Chauve, Arnoult de Carinthie, Charles le Simple). L’affaiblissement du pouvoir central poussa le Roi Louis l’Enfant à donner l’atelier à l’Evêque de Toul. Celui-ci devait se procurer le métal d’argent venant des mines de la région de Saint-Dié et passer contrat avec un particulier chargé de la production des espèces sous contrôle des agents épiscopaux. La différence entre le coût de production et le prix de vente revenait à l’évêque. Celui-ci veilla jalousement à garder ce droit convoité par des princes laïcs.
Le fonctionnement de l’atelier est bien connu grâce à des textes et surtout à des représentations iconographiques. Les lingots étaient fondus puis martelés pour obtenir une feuille dans laquelle on découpait des rondelles, que l’on appelait les flans. Puis, chaque flan était posé sur une sorte de petite enclume ronde et fixe avec une gravure en creux. L’ouvrier plaçait dessus une sorte de burin rond, de même diamètre et lui aussi gravé en creux, qu’il frappait avec un gros marteau. Ces outils, les coins, étaient gravés par des orfèvres et régulièrement changés. On ne frappait que des deniers qui pesaient entre un et deux grammes.
Les caractéristiques des pièces évoluèrent et reflètent les changements politiques et économiques. Jusqu’en 1050, le nom du roi ou de l’empereur en fonction au moment de l’émission de la pièce continue de figurer en association avec celui de l’évêque et la mention TVLLVM. Le dernier évêque associé à l’empereur fut Brunon de Dabo (1026-1051) qui devînt pape sous le nom de Léon IX. A partir de 1019, les pièces adoptèrent de nouveaux symboles comme le temple en forme de ruche d’abeilles, puis le dessin de la cathédrale et le nom de LEUCHA CIVITAS au lieu de TOUL. L’évêque apparaît aussi, de profil avec sa mitre et sa crosse. Sur d’autres, on voit l’image de Saint Etienne en prière. Des monnaies du XIIème siècle frappées à Liverdun représentent une tour crénelée et un saumon. Les évêques sont choisis dans l’aristocratie lorraine et non plus dans le clergé allemand à partir de 1127. Ils continuent à émettre beaucoup de pièces de bonne qualité (diamètre 1,8 cm – poids de 1 g), signe d’une réelle prospérité économique. La situation change à partir de 1168, on constate en effet une baisse du poids des pièces qui tombe à 0,73 g, puis se maintient durant le XIIIème siècle.
Le XIVème siècle connait une crise générale en Europe qui se traduit sur le monnayage toulois. Le prix de l’argent en tant que métal connaît une très forte hausse car la production minière chute. Les pièces continuent de perdre du poids (0,44 g) et contiennent donc de moins en moins de métal précieux. On imite les monnaies françaises et anglaises, à la limite du faux monnayage. Cette dépréciation amène le Roi de France à interdire les monnaies touloises dans le royaume. Le denier devient une monnaie d’appoint pour petites transactions locales. La proportion croissante de cuivre favorise l’oxydation des pièces que le public va qualifier de monnaie noire. Cette situation conduit Toul à adopter à son tour une nouvelle pièce, le « Gros » valant douze deniers. Cette pièce (diamètre 1,5 cm – poids 3 g) est souvent de belle facture, mais produite en faible quantité. La concurrence des ateliers monétaires du Duc de Lorraine ne cesse de s’accroître. L’évêque appauvri est contraint d’engager son atelier aux bourgeois de Toul, puis au Duc et finit par renoncer à battre monnaie à partir de 1363. »
BLE Lorraine : Que nous apprennent ces monnaient sur la société de l’époque ?
GG : « Elles nous renseignent sur de nombreux aspects de la société médiévale. Les références religieuses chrétiennes sont ainsi omniprésentes par les inscriptions lisibles dans la légende avec le mot « évêque » et par les dessins (croix, temple schématisé, cathédrale, buste d’évêque avec ses habits sacerdotaux, siège épiscopal, crosse, mitre, représentation de Saint Etienne, etc.). Le nom du Roi ou de l’Empereur figure sur les monnaies jusqu’au milieu du XIème siècle. Sa lente disparition montre l’effacement progressif de son pouvoir en Lorraine. Au début du XIVème siècle, les dessins montrent des armoiries, celles des familles des évêques et des représentations de combattant à cheval. Cela montre que les valeurs de la féodalité ont pénétré l’Eglise. L’évêque confiait la frappe à des maîtres chargés de faire fonctionner une équipe d’ouvriers et aussi des orfèvres qui gravaient les coins et qui pouvaient passer d’un atelier à l’autre. »
Très belle interview sur un ouvrage qui vient à son heure et qui promet d’être passionnant. Il est vrai qu’on oublie trop souvent que dans les hautes époques les évêques n’étaient pas seulement des « princes d’Église » à la tête d’un diocèse, mais des princes temporels à la tête d’un évêché, c’est-à-dire d’une véritable entité politique, et dotés de pouvoirs régaliens, tel celui de battre monnaie. C’est une belle page de l’histoire de l’Évêché de Toul qui s’écrit au travers de cette science numismatique. À quand la parution des équivalents concernant l’histoire monétaire des évêchés de Metz et de Verdun ?