« Au cul la vieille, c’est le printemps ». La « vieille » n’est autre que le symbole de temps difficiles. Elle vient régler ses comptes avec les humains, avant que ceux-ci ne la mettent au feu avec le Prince de Carnaval. Carnaval est quelque chose de communicatif. En Lorraine germanophone, c’est une tradition, une institution pour les gens. Il s’agit de fêtes utopiques, où toutes les barrières tombent. Le Prince de Carnaval inverse les vêtements, la gauche et la droite, change de sexe et fait basculer la hiérarchie. Celui qui se déguise en vieille ou en fou ouvre une brèche en lui, comme le passage de l’hiver au printemps.
La tradition de Carnaval remonte à l’Antiquité romaine. La joie et l’allégresse des Saturnales se concluaient déjà par le sacrifice symbolique d’un roi burlesque. Au Moyen-âge, la fête des fous perpétua ces rites entre le XIème et le XVème siècle. Ne parvenant pas à endiguer ces festivités, l’Eglise transforma alors les jours qui précèdent le Carême en un véritable exutoire, où se pratiquaient tous les excès. Car comme nous l’avons vu le Carnaval constitue aussi une soupape sociale. Derrière les masques, costumes et autres cavalcades se cache surtout un rite de renversement des interdits, des rôles et des barrières sociales.
Si Carnaval est une période de folie et de débauche, où les barrières s’effacent, où le servant devient le maître et vice-versa, il n’en reste pas moins qu’il a ses codes et ses rites immuables. Tout commence toujours le 11 du 11 à 11 h 11. Le onze est un chiffre symbolique, indivisible. C’est le chiffre des fous. A Sarreguemines, le couple princier est ainsi intronisé le 11 novembre en recevant symboliquement les clés de la ville. Dans la cité des faïences, les écrits les plus anciens retrouvés mentionnant cette période d’allégresse datent de 1590. Il s’agit d’une lettre adressée à la Cour des Comptes ducale de Nancy par le châtelain de Sarreguemines, Ulrich Motsch von Isstein. Il y justifiait une dépense pour des harengs et des miches de pain. Ces vivres étaient en effet destinés à tous ceux qui participaient à la cavalcade, « comme de coutume par le passé ».
Si Dunkerque est un carnaval de rue et si Nice, Venise et Rio de Janeiro sont des spectacles, Sarreguemines est avant tout un carnaval rhénan. Encore aujourd’hui, les Kappensitzungen continuent de rythmer les festivités de Carnaval partout en Moselle-Est, où la tradition germanique est encore bien présente. Le nom de ces représentations, qui peut se traduire par « séance des couvre-chefs », renvoie à une habitude héritée de l’occupation de la Rhénanie par les armées napoléoniennes. Dans cette région, la population avait coutume de se moquer allégrement de l’occupant français en se coiffant d’un chapeau similaire à celui de l’Empereur. Les Kappensitzungen sont toujours l’occasion de tourner en dérision certaines personnalités, en particulier politiques. Le spectacle est orchestré par un animateur accompagné de Footzers, des beaux parleurs, qui derrière la Bütt, le pupitre, s’illustrent par leurs Witz, ces blagues coquines et acerbes. Des troupes proposent au public des sketchs, des parodies, de la danse et des farces, souvent en Lothringer Platt. Outre la traditionnelle cavalcade avec ses chars et sa pluie de confettis et de bonbons qui réunit des dizaines de milliers de spectateurs, les Balla-Balla, grands bals où les gens viennent déguisés, constituent un autre temps fort du Carnaval de Sarreguemines. A l’origine, il s’agissait de soirées où les femmes invitaient les hommes en leur tapant sur l’épaule avec une tapette. On ne savait jamais avec qui on passait la soirée. Mais après minuit, les masques tombaient, ce qui réservait quelques surprises. Allez hop ! Dans le Sarreguemines de l’après-guerre, où les soirées costumées étaient l’adage des cafés et des restaurants locaux, l’animation durait quatre jours. Les gens se préparaient à l’avance. Certes, Carnaval n’est peut-être plus ce qu’il était par le passé, mais la coutume perdure encore. Le Conseil des Onze veille en effet aux destinées de la Société Carnavalesque de Sarreguemines.
A noter enfin qu’à Sarreguemines, le Carnaval se conclue le Mercredi des Cendres par le sacrifice rituel du prince débauché à qui l’on attribue tous les excès des jours passés. La cérémonie rassemble pour cette condamnation haute en couleurs les hôtesses du peuple du Carnaval, une princesse et le Conseil des Onze. Le choix de ce nombre n’est pas anodin. Le onze trouve ici également son origine dans les moqueries du peuple occupé du Saint-Empire Romain Germanique envers les troupes françaises. En inversant les initiales de la devise « Liberté, Egalité, Fraternité », on obtient le mot elf, qui signifie onze en allemand. Une fois condamné par le tribunal pour tous ses méfaits, notamment pour avoir dilapidé l’argent des citoyens qui ont trop fait la fête à cause de lui, le Prince de Carnaval est conduit sur le Pont de l’Europe pour être hissé sur une potence, brûlé et jeté dans la Sarre. Autrefois, les habitants « ruinés » lavaient symboliquement leurs porte-monnaie vides. A Sarrebourg, c’est un monstre hideux appelé Heylock qui est brûlé. A travers cet acte symbolique et moralisateur, on acte le retour de l’ordre. La période de Carême peut alors commencer.