Depuis 1998 et la décision de l’Etat français de sélectionner le seul site de Bure pour enfouir pendant des centaines de milliers d’années les déchets nucléaires les plus dangereux, la lutte et sa surveillance secouent le petit village lorrain.
En juin 2019, la Ligue des Droits de l’Homme avait déjà dénoncé et alerté sur le traitement réservé aux militants anti-CIGEO (Centre Industriel de stockage Géologique) dans le secteur de Bure, en Meuse. Dans son rapport, elle considérait que l’Etat français se livrait à un harcèlement des opposants qui visait à criminaliser leur opinion et leur manifestation en portant atteinte à leurs libertés individuelles. Un sentiment renforcé par les innombrables contrôles d’identité sur les routes à proximité des installations de l’ANDRA (Agence Nationale pour la gestion des Déchets Radioactifs), par des fouilles de véhicules répétées, ainsi que par des prises de vue par les gendarmes pour n’importe quel prétexte. Après plusieurs mois d’enquête Reporterre et Mediapart révélaient conjointement près d’un an plus tard le système de surveillance téléphonique démesuré du mouvement antinucléaire mis en place depuis l’ouverture d’une information judiciaire le 28 juillet 2017 à la suite des dégradations commises en juin 2017 à l’hôtel-restaurant Le Bindeuil, établissement de Bure réputé pour accueillir des personnels de l’ANDRA. Chargé de l’affaire, le juge d’instruction de Bar-le-Duc incorpora également par la suite des dégradations commises en février 2017 sur l’écothèque, un bâtiment de l’ANDRA, ainsi qu’une manifestation non autorisée à Bure en août 2017 au cours de laquelle un participant fut grièvement blessé au pied par une grenade tirée par les gendarmes.
Il est ressorti de cette enquête que des dizaines de personnes ont été mises sur écoute, qu’un millier de discussions ont été retranscrites et que plus de 85 000 conversations et messages ont été interceptés par les forces de l’ordre. Des demandes de vérification d’identité ont par ailleurs été faites auprès des opérateurs de téléphonie pour près de 765 numéros de téléphones. Plus de 200 requêtes ont également été entreprises pour obtenir les historiques et les lieux d’appels, les coordonnées bancaires des abonnés et leurs codes PUK pour débloquer leurs téléphones. A travers cette véritable machine de renseignements complètement démesurée et extrêmement intrusive, c’est ainsi l’équivalent de plus de seize années cumulées qui a été passé à surveiller et à écouter les activistes de Bure. Et encore, les commissions rogatoires se sont succédées à la demande du juge d’instruction pour avoir toujours plus de temps d’écoute. Il ne s’agit donc pas ici d’une simple procédure judiciaire ayant pour but de recueillir des preuves d’un délit, mais bien d’une procédure visant à faire du renseignement de nature politique.
La lecture des procès-verbaux montre que la plupart de ces opposants était écoutée en permanence par une équipe de gendarmes qui se relayaient derrière leurs écrans, la fameuse « Cellule Bure 55 », active depuis 2016. En parallèle, une balise fut discrètement posée sur deux voitures de militants pour suivre leurs trajets en temps réel. En 2018, pendant une audience au tribunal de Bar-le-Duc, 977 IMSI (International Mobile Subscriber Identity ou Identité Internationale d’Abonné Mobile) furent secrètement récupérées par la gendarmerie à l’insu du millier de militants qui manifestait pacifiquement devant le palais de justice. Rappelons que ces appareils de surveillance permettent de récupérer à distance, en se faisant passer pour des antennes relais, les identifiants des cartes SIM des téléphones portables et d’intercepter les appels sans que les utilisateurs ne s’en rendent compte. En l’espèce et dans le cas le présent, les capteurs avaient été cachés sur le parking du Conseil Départemental de la Meuse et autour du tribunal.
De manière générale, à Bure et dans les villages environnants, la vie privée de dizaines de personnes est surveillée au quotidien et passée au peigne fin. Impôts, agences d’intérim, Pôle Emploi, allocations familiales, anciens et actuels employeurs, commissions rogatoires, comptes bancaires et virements, revenus, achats ou encore situation familiale, les gendarmes savaient tout dans les moindres détails. Selon Mediapart et Reporterre, ces derniers allaient même jusqu’à interroger les responsables des supermarchés pour déterminer dans quels commerces les militants opposés à CIGEO font leurs courses. Une réquisition fut même envoyée à un pharmacien pour vérifier les ordonnances des patients ayant reçu du sérum physiologique.
De même, des centaines de messages soumis à la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients figurent dans un rapport de 37 pages annexé aux 15 000 pages du dossier d’instruction selon les mêmes révélations de Mediapart et de Reporterre. Or ces échanges sont censés être protégés par le secret professionnel, ce qui témoigne d’une grave atteinte aux droits de la défense.
Selon les estimations de Reporterre et de Mediapart, cette information judiciaire aurait coûté depuis son ouverture en frais de justice et de gendarmerie au total environ un million d’euros à l’Etat français, donc in fine aux contribuables. Pourtant, après plusieurs années d’enquête judiciaire et malgré les énormes moyens déployés, le dossier reste désespérément vide. Il s’agit avant tout d’une opération politique pour discréditer et torpiller la lutte anti-nucléaire. Quand bien même si la machine est alimentée par nos impôts et quand bien même si elle porte atteinte aux libertés fondamentales.
Pendant ce temps, l’ANDRA poursuit son travail de sape et dépense environ 1,2 million d’euros par an en opérations de communication à destination du grand public comme le souligne la Cour des Comptes dans un rapport de 2019. La gestion de son bien nommé « centre pédagogique », situé en face de l’hôtel-restaurant Le Bindeuil, représente à elle seule un poste de dépense annuel de 500 000 euros.
Cela dit, les communes de Bure et de Mandres-en-Barrois, ainsi que de nombreuses autres comme Horville ou Ribeaucourt, mais aussi plusieurs syndicats des eaux et assainissement s’opposent désormais à l’enfouissement des déchets nucléaires en Meuse et ont rendu un avis défavorable à la Déclaration d’Utilité Publique (DUP). Les conseils municipaux de Bure et de Mandres-en-Barrois se sont même prononcés à l’unanimité en ce sens. Les élus de Bure motivent leur décision par ces mots dans le compte-rendu du conseil : « La DUP minimise les risques encourus par le rejet des eaux de CIGEO », ou encore : « CIGEO s’approprie les routes, les chemins, sans concertations ni avis ». Autant d’éléments et de critiques qu’avait énoncé l’Autorité environnementale dans un avis rendu début 2021.
Sources :
Marie Barbier (Reporterre) et Jade Lindgaard (Mediapart), La justice a massivement surveillé les militants antinucléaires de Bure, publié le 27 avril 2020
Marie Barbier (Reporterre) et Jade Lindgaard (Mediapart), L’Etat a dépensé un million d’euros contre les antinucléaires de Bure, publié le 29 avril 2020
Marie Barbier (Reporterre) et Jade Lindgaard (Mediapart), A Bure, la justice a bafoué les droits de la défense, publié le 1er mai 2020.