Francfort, le 10 mai 1871. A l’Hôtel du Cygne, les plénipotentiaires français viennent de signer l’un des traités les plus humiliants de l’histoire de la France contemporaine. Un traité qui permet au jeune Empire allemand d’annexer la majeure partie de l’Alsace et tout ou partie de trois départements lorrains. Tracée dans la foulée du traité par le Lieutenant-Colonel Laussedat, la nouvelle frontière arrache à la France environ un million et demi de ces concitoyens. Enfin, en théorie seulement … Car Bismarck, désireux de ménager une population dont il sait que l’opinion lui est profondément défavorable, choisit de laisser la possibilité, aux personnes qui le désirent, de franchir la frontière pour conserver la nationalité française. Seule obligation : se décider avant le 1er octobre 1872.
Au total, ce sont environ 50 000 Alsaciens et Lorrains qui vont effectivement tout quitter pour aller s’installer en France ou à l’étranger. Certains d’entre eux partent pour l’Amérique ou pour les colonies françaises, principalement l’Algérie. D’autres s’installent à Paris, en Normandie ou dans le Nord de la France, où les mines et les filatures ne cessent de recruter. Mais la majeure partie de ce contingent reste dans l’Est : Belfort, Epinal, Pont-à-Mousson, Lunéville et surtout Nancy voient ainsi affluer une population d’immigrés qui ont dit non à la nationalité allemande.
Nancy notamment, va devenir un véritable havre pour ces « optants », comme on les appelle à l’époque. Il suffit d’ailleurs de considérer la courbe démographique de la ville. En 1861, Nancy compte en effet un peu moins de 50 000 habitants. En 1876, on dénombre 66 303 résidants à Nancy et, dès le tournant du siècle, la ville dépasse les 100 000 habitants ! Cette inflation démographique, essentiellement due à l’arrivée massive d’Alsaciens-Lorrains, recompose le paysage social et économique de la ville. Nancy profite alors d’un essor fulgurant et finit par s’imposer comme la capitale de l’Est de la France. De nouveaux quartiers sortent de terre, principalement autour de la gare, et du complexe Nancy-Thermal. Autour de 1900, on construit à tour de bras, de manière presque anarchique mais si possible, dans un style nouveau, à la fois sobre et élégant. Un style qui cherche surtout à incarner le bon goût à la française. C’est ainsi que la Villa Majorelle ou l’élégante demeure de la famille Corbin, pour ne citer que ces deux exemples, vont contribuer à faire de Nancy la vitrine de la francophilie. Construites selon les principes de l’Art Nouveau, qui puise l’essentiel de son inspiration dans les volutes et les souples déliés qu’offrent certaines plantes telles que le nénuphar, le ginkgo ou l’ombelle, ces riches demeures laissent quasiment carte blanche aux artistes de ce qu’on appelle alors l’Ecole de Nancy.
Cette dernière va contribuer à donner à l’ancienne capitale du Duché de Lorraine une renommée internationale, grâce notamment à quelques artistes dont les noms sont passés à la postérité. Qui en effet n’a jamais entendu parler d’Emile Gallé, maître verrier dont les vases continuent à s’adjuger une fortune ? D’Auguste et Antonin Daum, tous deux originaires de Bitche, en Lorraine annexée, et promoteurs de la pâte de verre, qu’ils transformaient en vases élégants sur lesquels on peut voir, parfois, des libellules sagement posées à côté d’un iris. Citons aussi Victor Prouvé, artiste qui excellait à la fois dans l’art de la reliure, de la peinture, de la sculpture et de la gravure et Eugène Vallin, architecte et ébéniste qui porta l’art de la marqueterie à un très haut niveau de perfection. Ou encore, pour finir, Louis Majorelle et Emile Friant, dont la peinture hyperréaliste intitulée La Toussaint lui vaudra la Médaille d’Or à l’Exposition Universelle qui s’est tenue à Paris en 1889.
Avec tous ces artistes, Nancy a su tenir tête à Metz, la grande rivale. Quand Metz craquait ses coutures pour devenir l’insolente vitrine de l’Allemagne, Nancy s’efforçait de rester l’inviolable bastion de l’Est, incarnation même de l’excellence française. A la Belle Epoque, les Nancéiens ne manquent d’ailleurs aucune occasion de crier cocorico et d’appeler à la revanche. En 1909, l’Exposition Internationale de l’Est de la France attire, dans les allées du Parc Sainte-Marie, quelques deux millions de visiteurs, venus admirer toute l’excellence du savoir-faire français. Six palais monumentaux vantent alors les progrès de la métallurgie, de l’électricité, des industries textiles et alimentaires, des arts et des transports. Pour l’occasion, un village alsacien est même reconstitué, afin de rappeler à ceux qui auraient pu l’oublier que là, à une quinzaine de kilomètres seulement, commence une province que l’Allemagne a confisqué à la France depuis bientôt quarante ans.
Mais c’est encore Place Maginot, non loin de la gare, que ce type de message est le mieux incarné. A l’ombre des grands arbres, discrète et presque oubliée des passants se dresse une sculpture de bronze, œuvre de Paul Dubois et qui représente deux jeunes femmes. L’une est alsacienne, on la reconnaît à sa grande coiffe. L’autre est lorraine. Et elle pleure, la pauvre lorraine. Elle pleure sur l’épaule de l’alsacienne en attendant le jour où la France viendra la libérer.
Des larmes et l’éblouissement de l’Art Nouveau : voilà exactement ce qu’on a vécu, à Nancy, durant la Belle Epoque.