Par sa géologie et l’histoire de ses sols, la Lorraine est principalement un pays de plateaux et d’élégantes collines. Des plateaux, battus par les vents et coupés, çà et là, par quelques vallées profondes et solitaires. Et des collines solitaires, aux sommets aplanis et aux noms parfois célèbres : buttes de Mousson, de Montsec et de Vauquois, Mont Saint-Germain et Mont Saint-Pierre, Crête des Eparges, qui porte encore les stigmates de la guerre et, bien-sûr, éternelle Colline de Sion.
Cette dernière, il faut le reconnaître, est un peu à part dans l’imaginaire lorrain. Peut-être parce que cette colline, située entre Toul et Mirecourt, au milieu d’une campagne opulente quoique mélancolique paraît comme qui dirait suspendue entre ciel et terre. Entre histoire et légende. Elle a, cette colline, la forme d’un vaste fer à cheval. Ou d’un croissant de Lune, c’est selon. Un croissant de Lune sur les flancs duquel, d’après un conte qui daterait du Moyen-âge, la Sainte Vierge aurait fait pleuvoir des myriades d’étoiles que des générations de Lorrains continuent à aller ramasser. Des étoiles tombées du ciel. Hélas, la réalité est plus triviale. N’en déplaisent aux âmes poétiques, les fameuses étoiles de Sion ne nous viennent pas du firmament mais sont, en vérité, de petits morceaux d’un animal fossilisé et que les géologues désignent sous le nom, assez peu romantique au fond, de « crinoïdes ».
Si les étoiles ne suffisent pas à donner à la colline cette place à part dans l’histoire lorraine, peut-être faut-il se tourner vers l’œuvre de Maurice Barrès. En publiant La Colline inspirée, Barrès, l’écrivain qui a pour ainsi dire grandi dans l’ombre de la butte de Sion a, mieux que personne, su immortaliser le lieu. Il l’a décrit, avec une prose à la fois grandiose et pompeuse, en notant que c’était là « un lieu où souffle l’esprit », un « autel posé sur la terre la plus usée de France ».
Barrès, qui a d’ailleurs son monument, au point le plus élevé de la colline, à 540 mètres d’altitude, à proximité du joli Bois de Plaimont, à l’opposé duquel se dresse encore une croix monumentale, érigée par Marguerite de Gonzague, la bonne épouse du Duc Henri II. Certes, le Monument Barrès n’a rien d’exceptionnel. C’est une tour solitaire, vague pastiche d’une de ces lanternes des morts, dressée dans un ciel où les nuages, pareils à des moutons, paraissent brouter un horizon qui, ici, est immense et infini. On voit, de cette hauteur, une mosaïque de champs dorés et de prés argentés. Des vergers, des forêts, quelques fermes isolées et des villages, dont les clochers ressemblent aux mâts de navires perdus sur un océan de calme et de verdure. Par beau temps, loin, très loin vers l’Est, c’est la ligne bleue des Vosges qui se dévoile, comme par enchantement.
Colline inspirée, pour ne pas dire inspiratrice, la montagne de Sion offre aussi une sorte de condensé de l’histoire lorraine. A l’une des pointes du croissant en effet, le pittoresque village de Vaudémont paraît somnoler à l’ombre des ruines de la Tour Brunehaut. Une tour, massive et puissante et qui passe à juste titre pour demeurer le plus vieux donjon de la région. Mais Vaudémont, c’est aussi un nom bien connu dans l’histoire de la province. Un nom porté par une série de comtes turbulents, issus d’un cadet de la famille ducale et qui ont donné, au cours de l’histoire, tant de fil à retordre à la Maison de Lorraine. L’épée au poing, ils se sont battus, ces Vaudémont, pour la gloire et pour le panache, avant de finalement mêler leur sang à celui de leurs princes. Et puis, comme un signe de la destinée, la lignée s’en est allée, avec sa couronne, ses étendards, ses titres et ses Alérions, pour enfin s’établir sur les rives du Danube, où elle vit toujours.
Face au village de Vaudémont, à l’autre pointe du croissant de Lune, c’est le village de Sion. Ou, pour mieux dire, le sanctuaire. Car ici, depuis toujours, on prie. Le culte de la Vierge a remplacé celui de la déesse celte Rosmerta. Mais la Vierge de Sion, dont la statue orne le chœur de la basilique, a quelque chose de naïf, d’ancien et de touchant. Drapée dans son manteau doré, elle paraît vouloir amuser l’enfant Jésus avec une colombe. Ou un petit alérion.
Un Alérion, symbole lorrain par excellence, et qui nous rappelle également qu’ici, dans cette basilique qui continue de faire l’objet d’un important pèlerinage, se trouve, dans l’un des bas-côtés, l’un des plus remarquables monuments que le sentiment lotharingiste ait pu produire. Là, un autel résume, en trois phrases gravées autour d’une plaque de marbre noir, toute la complexité de l’histoire contemporaine de la région. En 1873 en effet, au lendemain de la guerre franco-prussienne qui devait arracher l’Alsace et une partie de la Lorraine à la France, des milliers de fidèles, venus des quatre coins de la province et bravant une pluie battante, ont apposé une plaque sur laquelle figurait une Croix de Lorraine brisée avec, pour la devise « ce n’ame po tojo » qui, en patois, signifie : « ce n’est pas pour toujours » ! Pas pour toujours que la Lorraine est déchirée, coupée en deux par la brutale annexion allemande. Et la phrase disait vrai. Car le 24 juin 1920, Maurice Barrès apposait une palme d’or sur la brisure de la Croix de Lorraine, en plus de faire inscrire la phrase triomphante : « ce n’ato me po tojo » (« ce n’était pas pour toujours »). Mais hélas, la guerre est revenue, en 1940, avec son cortège de drames, de séparations et de déportations. Aussi, en 1948, on a ajouté, comme en conclusion à tous ces malheurs, la maxime « estour inc po tojo », que l’on peut traduire par : « maintenant, unis pour toujours ».
Et gageons que cette phrase, véritable cri d’espérance du peuple lorrain, ne sera jamais contredite. De sorte que la région demeure, aujourd’hui et pour toujours, unie dans sa diversité. Et solidaire face à l’adversité. Car l’histoire de la Lorraine, cette province au passé si tourmenté, demeure avant tout une belle leçon de vie. Une simple leçon de morale en somme, qui nous enseigne qu’il n’est aucune épreuve qui ne puisse, tôt ou tard, être surmontée.