Tapi au fond de la Vallée de la Fensch, encerclé par des hauts-fourneaux dont on ne sait pas très bien, au juste, s’ils servent encore ou s’ils vont servir encore longtemps, Hayange n’est plus, pour nombre de Lorrains, que l’ombre de lui-même. Le « berceau du fer », comme l’indique un panneau à l’entrée de la ville, aurait donc des allures de tombeau …
Pourtant, entre le berceau et le tombeau, il y a bien eu une vie. Une vie intense, débordante d’activité et de prospérité. Une vie qu’il faut se faire raconter par les vieux Hayangeois. Ceux-là vous diront, avec les yeux embués, comment la sidérurgie faisait vivre, il y a encore moins d’un demi-siècle, des milliers de familles venues d’Allemagne, de Belgique, d’Italie, de Pologne ou du Maghreb et dont les noms suffisaient à vous faire voyager. Ils vous diront aussi comment, en ces temps-là, les coulées de fonte embrasaient le ciel de Lorraine, aux nuages si souvent gris, aux allures si souvent métalliques. Ils vous parleront des usines, des laminoirs, des hauts-fourneaux et de son gueulard. Ils vous citeront, enfin, avec une pointe de respect ou se mêlent les regrets, le nom des de Wendel, ces grands patrons qui ont régné en maîtres sur les forges de Hayange.
Le fer, à Hayange, c’est une histoire ancienne. Déjà exploité dans l’Antiquité, le minerai de fer de la Vallée de la Fensch fait l’objet de convoitises, au Moyen-âge, entre les Ducs de Bar et leurs homologues luxembourgeois. Des forges, assez rudimentaires, apparaissent alors au pied de la côte de Moselle. En 1704, un certain Jean-Martin Wendel achète la forge de la Rodolphe à Hayange. Son fils Jean-Charles, qui a acquis une certaine fortune en épousant d’Hausen, décide d’investir dans les forges de Hombourg-Haut et de faire construire un haut-fourneau à L’Hôpital, dans l’Est de la Lorraine. Nous sommes alors en 1760. L’empire de Wendel est en train de naître.
En 1804, après les tumultes de la révolution, François de Wendel achète l’ensemble des forges d’Hayange et les développe selon les procédés les plus modernes. Vers le milieu du XIXème siècle, le développement fulgurant du chemin de fer suscite un immense besoin en acier duquel profitent évidemment les ingénieux maîtres de forge. Les usines prennent de l’ampleur et les hauts-fourneaux tournent à plein régime. On recrute, sans cesse, des ouvriers, des forçats devrait-on dire, qui n’hésitent pas à travailler douze heures par jours, et six jours par semaines ! Cyclopes modernes, sujets du vieux dieu Vulcain, ils permettent à la France de faire sa révolution industrielle. Pour un temps seulement. Car la Guerre de 1870, et plus encore l’annexion qui s’en suit, viennent contrarier tous les plans. Malins, les héritiers de Charles de Wendel vont alors scinder le groupe en deux. La première partie reste à Hayange, et se lance même en politique, en envoyant deux députés protestataires au Reichstag. La seconde partie s’établit quant à elle à Joeuf, de l’autre côté de la frontière, dans ce lambeau de la Vallée de l’Orne qui est resté à la France. Là, elle développe de nouvelles usines sidérurgiques, qui tournent elles aussi à plein régime grâce au fer exploité dans l’ensemble du bassin de Briey. A Hayange comme à Briey, les de Wendel se font construire de somptueuses demeures, véritables petits châteaux desquels ils règnent sur un peuple d’ouvriers auxquels ils accordent quelques libertés, selon les principes du paternalisme.
Accusée de duplicité, les usines de Wendel, qu’elles soient du côté français ou allemand, ne seront pas bombardées durant toute la Grande Guerre, la famille de Wendel n’en participe pas moins à la reconstruction. C’est l’âge d’or des forges de Hayange. François de Wendel, député puis sénateur, président du Comité National des Forges et régent de la Banque de France, place le nom de Wendel parmi les deux cents plus grandes fortunes de France. Mais la Seconde Guerre mondiale surgit. Les Nazis confisquent à nouveau les usines d’Hayange dans lesquelles, contrairement à ce que prétend la légende locale, on n’a jamais fabriqué de canons. Les Trente Glorieuses relancent la production. François de Wendel, assisté de ses deux frères, fusionne plusieurs usines pour former la Sollac, qui deviendra par la suite Sacilor. Mais déjà, la mondialisation rattrape le groupe. La production de minerai de fer de meilleure qualité et à meilleur marché à l’autre bout du monde, couplée à la baisse des coûts du transport maritime porte un premier coup aux forges d’Hayange. Exploiter du minerai, en Lorraine, n’est quasiment plus rentable. On parle de délocaliser la sidérurgie sur l’eau, à Fos-sur-Mer ou à Dunkerque. Nationalisée en 1981, la société finit, au gré des fusions-acquisitions, par donner naissance à Arcelor, aujourd’hui majoritairement détenue par des capitaux indiens.
On le voit, l’histoire d’Hayange est intimement liée à celle de la famille de Wendel. Une famille qui a imprimé sa marque dans le paysage local. Château et maisons de maîtres, usines et hauts-fourneaux : tout ici paraissait louer la fortune et la réussite de la famille. Véritable capitale du fer, au cœur de la Vallée des Anges, comme le chantait Bernard Lavilliers, Hayange n’est pourtant pas le seul endroit, en Lorraine, où l’on fabriquait de l’acier. Dans le département de la Meuse en effet, autour de Stenay ou dans la Vallée de la Saulx, quelques forges, quelques fonderies ont fait vivre, au XIXème siècle, une poignée de familles laborieuses. Et puis on trouvait d’autres aciéries encore, autour de Nancy, à Neuves-Maisons, à Frouard et à Pompey. C’est d’ailleurs dans les forges Dupont et Fould, à Pompey, que seront fabriquées les poutres d’acier qui serviront à la construction de la Tour Eiffel. Oui, la Tour Eiffel est lorraine ! Et elle reste, au même titre qu’Hayange et que tous les vestiges de mines et d’usines qui marquent encore le paysage de la région, la preuve incontestable de l’excellence du savoir-faire lorrain. Un « savoir-fer », pourrait-on écrire, qui aura permis à la France de connaître une révolution industrielle et de se relever de deux guerres mondiales.