Le lendemain du Jeudi Saint, les chrétiens ont l’habitude de faire mémoire de la mort du Christ. C’est une journée très particulière car, derrière le symbole chrétien, le Vendredi Saint reste associé aux notions de jeûne et d’abstinence, ainsi qu’à un bienvenu jour férié … pour les Mosellans du moins !
Célébrant la passion et la mort de Jésus-Christ, le Vendredi Saint est, dans la vie chrétienne, une journée consacrée à la prière et à la méditation. Les offices qui sont célébrés ce jour-là sont souvent pleins de symboles et invitent à la pénitence. Ils invitent aussi, à travers la longue lecture de la Passion selon Saint Jean, à se souvenir du long parcours qui, de l’arrestation dans le jardin des Oliviers à la crucifixion sur le Golgotha, a mené le Christ à travers une série d’épreuves et d’humiliations. La journée du Vendredi Saint, en proposant aux fidèles de réfléchir sur le sens de la mort et du sacrifice du Christ, est aussi propice aux confessions et au sacrement de réconciliation. Dans les églises, les crucifix sont généralement recouverts d’une étoffe noire ou violette. Ils ne seront dévoilés que le lendemain, au terme de la veillée pascale. Moment fort de la vie spirituelle chrétienne, le Vendredi Saint est également célèbre pour son coutumier chemin de croix. Station après station, les fidèles suivent le prêtre pour revivre dans la prière les derniers instants du Christ. A Metz, depuis quelques années, ce chemin de croix se fait en plein air, en partant du plan d’eau pour aboutir au centre-ville. D’autres localités de Lorraine, notamment en Moselle-Est, en font autant. Mais dans la plupart des cas, le chemin de croix consiste en une longue procession effectuée dans les bas-côtés des églises en suivant les panneaux sculptés qui représentent les derniers instants de la vie du Christ. Certaines de ces sculptures sont d’ailleurs de véritables œuvres d’art. Minimalistes ou baroques, émouvantes de simplicité ou monumentales, comme à Benoîte-Vaux dans la Meuse, ces chemins de croix font partie intégrante de notre patrimoine.
Jour pénitence, le Vendredi Saint est, de fait, un jour de jeûne. La plupart des chrétiens, qu’ils soient pratiquants ou non, s’efforcent ce jour-là de faire maigre en ne mangeant ni viande ni sucreries. Chaque année, l’Eglise rappelle également à ses fidèles que le Vendredi Saint est un jour d’abstinence.
Pour marquer la mort du Christ et les trois jours durant lesquels il fut, d’après l’Evangile, mis au tombeau, les cloches cessent de sonner dès la veille du Vendredi Saint. D’aucuns prétendent qu’elles partent alors à Rome. Dans de nombreux villages de Lorraine, elles sont alors remplacées par l’effroyable tintamarre que les enfants s’amusent à donner avec des crécelles. Aux heures de l’Angélus, les jeunes défilent avec leur attirail et jouent de ces instruments assez peu mélodiques, en chantant quelques refrains naïfs, tel celui-ci, recueilli dans le Bassigny :
Donnez des œufs à ces enfants de chœur
Qui prient le bon Dieu, ô Seigneur tout puissant
J’ai un p’tit coq dans mon panier
Si vous voulez l’entendre chanter
Donnez des œufs ou de l’argent.
En Lorraine germanophone, où la tradition des crécelles semble particulièrement vivace, les refrains sont différents. Certains sont même chantés en Lothringer Platt, à l’instar de ces deux couplets, particulièrement satiriques :
Nachtglock! Nachtglock! D’r Peter und d’r Jakob im Nachtrock!
C’est l’Angélus du soir ! Pierre et Jacques sont en robe du soir !
Moâyeglock! D’Cofé kocht! Die alte Weiver retschen noch!
C’est l’Angélus du matin ! Le café bout et les vieilles bavardent encore !
Si la tradition des crécelles est plus présente en Moselle que dans le reste de la région, c’est peut-être parce que contrairement aux autres départements, les petits Mosellans n’ont pas école ce jour-là ! C’est une particularité étrange, héritée de l’Annexion. Car oui, en Moselle, tout comme dans les deux départements alsaciens, ainsi que dans certains territoires d’Outre-Mer, le Vendredi Saint est bel et bien férié.
Le fait est ancien. Pour bien comprendre l’origine du particularisme mosellan, il faut remonter à l’an 1801. Cette année-là, Napoléon Bonaparte encore Premier Consul, signe un Concordat avec le Pape Pie VII. Dès lors, les prêtres, évêques, pasteurs et rabbins de France seront payés par l’Etat français. C’est l’origine du fameux régime concordataire, souvent décrié, mais toujours en vigueur en Alsace et en Moselle, mais dans lequel ne figure pas, à l’origine, le caractère férié du Vendredi Saint.
En 1871, le Traité de Francfort, signé au lendemain d’une guerre désastreuse pour la France, arrache les deux départements alsaciens et l’actuel territoire de la Moselle pour les incorporer au tout jeune Reich. Dans ces provinces perdues, les lois allemandes vont peu à peu se substituer aux lois françaises. C’est ainsi que le 16 août 1892, une ordonnance signée à Strasbourg prévoit de donner un caractère férié au Vendredi Saint et au lendemain de Noël, le 26 décembre. La loi, toutefois, ne doit s’appliquer, en ce qui concerne le Vendredi Saint, que dans les communes dotées d’un temple protestant ou d’un simultaneum, c’est-à-dire un lieu de culte commun aux catholiques et aux protestants. Si l’Alsace compte quelques-uns de ces simultaneum, il est à noter que le département de la Moselle ne compte aucune église mixte. En 1905, les députés français votent la fameuse Loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Désormais, la République ne subventionne et n’encourage aucun culte. Prêtres, évêques, pasteurs et rabbins de Meuse, de Meurthe-et-Moselle et des Vosges doivent désormais vivre des dons des fidèles. Un vrai coup dur pour le clergé. Mais en Alsace-Lorraine, alors annexée, la loi n’a aucune valeur. Lorsqu’à l’issue de la Première Guerre mondiale, ces territoires font leur retour à la France, on décide donc de leur conserver la plupart des particularismes du droit allemand qui, à l’époque, passait pour être en avance sur son temps, notamment en ce qui concernait les questions sociales. C’est ainsi que les habitants des départements de la Moselle, du Haut-Rhin et du Bas-Rhin se retrouvent aujourd’hui avec deux jours fériés de plus que le reste des Français et quelques lois parfois héritées de la période napoléonienne.
Abrogé par les Nazis pendant la Seconde Annexion, le Droit Local est restauré en 1945. Depuis, il fait l’objet de sévères critiques. On le jalouse. On le méprise. Souvent parce qu’on le connaît mal. Le Vendredi Saint, tout comme la Saint Etienne, sont bel et bien des jours fériés en Alsace et en Moselle ! Le Tribunal prud’homal de Forbach l’a d’ailleurs rappelé en condamnant, en 2009, un patron mosellan qui avait assimilé les deux jours en question à des RTT.
Que les choses soient donc bien claires : les Mosellans n’ont pas à travailler le jour du Vendredi Saint ! Du moins les Mosellans qui sont employés dans une commune où se trouve, comme on l’a dit, un temple protestant. C’est la raison pour laquelle à Woippy par exemple, où ne se trouve aucun temple, on pourra voir certains patrons demander à leurs employés de travailler le Vendredi Saint. Exception qui peut choquer le Mosellan. Car à Metz, à Thionville et dans quasiment tout le département, les commerces sont fermés. Au grand dam des touristes d’ailleurs et des ménagères qui, du coup, n’hésitent pas à aller faire leurs courses de Pâques de l’autre côté de la « frontière ». Les Meurthe-et-Mosellans pestent alors contre ces « fainéants » de Mosellans qui inondent leurs magasins (mais qui apportent aussi quelques deniers).
Mais savent-ils, ces Lorrains qui n’ont pas connu l’Annexion, que le Vendredi Saint est également férié chez nos voisins allemands ? Et que nos chers Luxembourgeois en font eux aussi un jour chômé, mais exclusivement pour les employés de banque ? Curiosités de calendrier qui se devaient d’être développées plus avant.
Décrié par les uns, jugé comme un privilège scandaleux et inutile par les autres, le caractère férié du Vendredi Saint est régulièrement remis en cause. La création de la région Grand Est qui regroupe l’Alsace, la Lorraine et la Champagne-Ardenne tendrait, d’après certains, à effacer progressivement le particularisme alsacien et mosellan. Sous prétexte de laïcité, on parle de supprimer l’enseignement religieux des collèges et écoles en Alsace et en Moselle. Et, partant, d’effacer peu à peu les bizarreries et coutumes du Droit Local.
Eradiquer le Droit Local d’Alsace et de Moselle, ce serait comme tirer un trait de plume sur l’Annexion et tout son héritage. Cela reviendrait, en somme, à renier la valeur architecturale et patrimoniale du quartier de la Gare à Metz, à décrier le Jugendstill et à effacer de nos mémoires les récits de Mungenast et d’Adrienne Thomas ou encore l’œuvre de Tornow. Faire du Vendredi Saint un jour comme un autre serait donc, pour les Lorrains mosellans, une atteinte à leur histoire. A leur patrimoine historique, culturel et presque génétique, dans le sens où le Droit Local est un héritage indissociable du sacrifice consenti par nos aïeux.
Cette notice est extraite de L’Année lorraine, une petite histoire des coutumes et traditions populaires en Lorraine, parue aux Editions des Paraiges.