C’est un temps que les jeunes contemporains ne peuvent plus connaître. Bien entendu, il n’y avait pas encore la télé, mais il y avait la veillée qui remplaçait le JT du soir. Surtout lors des longues soirées d’hiver en Lorraine, où la pénombre nous enveloppait déjà dès la fin de l’après-midi.
C’était donc des réunions, où on se racontait les dernières nouvelles du jour, si la vache d’untel avait vêlée, si on avait eu du mal à sortir le fumier des cochons à cause de la neige qui bloquait la porte de la porcherie et quand on ne trouvait pas la Mechtgavel (fourche à fumier) qui était cachée derrière la Schtaldiar (la porte des écuries). Ou encore si on avait assez de bois de hêtre pour fumer les Schinken (jambon) et les Ringelwurst, sortes de saucisses contenues dans les boyaux du cochon qu’on venait de tuer le jour même et qui était encore suspendu à l’échelle dans la grange.
Puis, quand on avait épuisé tous les sujets, venait le fameux Rosengrantz (chapelet). Chacun possédait une petite chaînette ou cordon sur lequel étaient enfilé des grains parfois nacrés, irisés ou simplement en bois. Et on nous invitait à égrener ce Rosengrantz en récitant les « Je vous salue » et autres « Père qui êtes aux cieux ». Mais mon esprit était déjà sous d’autres cieux sous lesquels s’étendaient d’immenses forêts peuplés de tas d’animaux féroces, ainsi que d’indigènes avec un os en guise de broche pour faire tenir leurs cheveux en chignon sur le sommet du crâne. Bien entendu on m’avait bien dit que ces indigènes avaient de grands chaudrons dans lesquels ils faisaient bouillir les blancs qui osaient perturber la quiétude de cette forêt qu’on appelait Ourwald (jungle, forêt vierge, forêt primaire au choix).
Mon esprit vagabondait au-delà des frontières et les litanies du Rosengrantz que je répétais machinalement avec les autres avaient perdu tout intérêt pour moi.
Et ce n’est que lorsque j’entendais le mot Amen que je me réveillais de ces veillées.