C’était dans les années cinquante, non pas dix-huit cent cinquante et encore moins dans les années dix-sept cent cinquante. Non c’était bien dans les années dix-neuf cent cinquante. Mais ? Me direz-vous il n’y avait pas de guerre dans les années cinquante … Et pourtant si … Nous étions légions de gamins contre un individu qui voulait absolument nous faire parler une langue étrangère et comme il était bien plus fort et mieux armé que nous, nous ne pouvions que nous soumettre ou alors être prêts à affronter la correction qui consistait généralement à trois coups de bâtons sur une partie de notre corps, qui nous blessait directement au cœur et salissait profondément notre honneur. Car si nos fesses étaient bien rouges, ce n’était rien comparé au déshonneur subit puisque toutes les jeunes filles de la classe assistaient au supplice.
En effet, nous étions les baby-boomers, selon certains spécialistes des idéalistes, des égocentriques, qui, d’ailleurs, quelques années plus tard, ont lancé les évènements de Mai 68 pour se venger … Nous n’étions pas contre l’instruction, bien au contraire, mais tant que nous étions dans les jupons de nos mères, grand-mères ou autre jeunes et ravissantes jeunes femmes qui nous choyaient, nous avions acquis une langue maternelle qui était celle des Francs, c’est-à-dire celle de Charles le Grand. Non, ce n’était pas le même qui s’est opposé aux étudiants de Mai 68, mais celui qu’on appelait Charlemagne et même Clovis avant lui.
La langue que nous parlions avant l’enrôlement dans les classes de français et qu’on nous défendait de parler s’appelle donc le Francique mosellan, connue également sous la dénomination de Lothringer Platt ou aussi plus simplement de Blatt ou de Platt. Pourquoi le Blatt ou le Platt ? Simplement parce que les Francs venaient de pays plats alors que les Deutsch venaient de pays hauts et s’exprimaient en Hoch Deutsch. Certains historiens disent que les premiers Francs seraient venus de Suède il y a plus de deux millénaires. D’ailleurs la France s’appelle Frankreich (le royaume des Francs) selon tous les hommes (Alle Männer ou Allemands). Ceci dit, c’est à coup de bouchons répétés qu’un grand homme nommé Victor nous appris difficilement une langue dérivée du latin ui nous était totalement inconnue. Il ne s’appelait pas Hugo, mais Champé.
Il faut avouer qu’il avait beaucoup de mérite car venir à bout d’une classe parfois indisciplinée de plusieurs dizaines d’élèves de six à quatorze ans n’était pas une sinécure, bien au contraire. En effet, museler toutes velléités d’une ribambelle de gamins en culotte courtes qui ne pensaient qu’à se chamailler ou encore à s’amuser n’était donné qu’à un homme doté d’une grande patience et d’un esprit émérite capable de faire passer sa détermination à modeler nos esprits réticents bien au-dessus de ses envies personnelles. Mais, me direz-vous que viennent faire les bouchons à ce stade du récit ? En fait, le bouchon était un objet comme un autre qui était donné par l’instituteur au premier qui osait prononcer un mot en Blatt, ce qui arrivait fréquemment pendant la récré. Ce dernier se hâtait de refiler ce fameux bouchon à un autre élève qu’il entendait prononcer un mot de Blatt et ainsi de suite jusqu’à la fin des cours. Le dernier qui possédait le bouchon avait droit à une punition. Bien entendu, comme il fallait s’y attendre, le dernier détenteur du bouchon était plutôt réticent à se déclarer et il fallait souvent refaire chronologiquement le parcours du bouchon jusqu’à ce qu’il y en ait un qui avoue l’avoir … perdu.
Je me rappelle qu’à cette époque glorieuse nous devions subir également en fin de matinée une heure de catéchisme un jour sur deux. C’était un personnage mi-curé, mi-herboriste qui maniait le pendule aussi bien que le Stock (bâton). D’ailleurs, je me demandais en ce temps-là s’il ne guérissait pas certains de ses nombreux « clients » par des hokous bokous. En effet il y avait toujours pléthore de voitures immatriculées en Allemagne devant le presbytère qui est devenu la mairie du village par la suite.
Ce triste personnage qui ne souriait qu’en faisant la grimace menait la classe avec un gros bâton qui servait à taper sur la tête, les épaules ou le dos des gamins que nous étions et qui avaient oublié d’apprendre par cœur le résumé de leur catéchisme. Evidemment, devant un tel acharnement de brutalité nous étions également obligés de prendre des initiatives qui s’imposaient. On pouvait ainsi voir les gamins, même par des journées de grosses chaleurs, emmitouflés dans d’épaisses canadiennes avec des cols en fourrure qui protégeaient contre ces volés de bois dur administrées violemment par ce curé. Celui-ci nous faisait payer durement son handicap physique qui le faisait ressembler à un oiseau de mauvais augure qui semblait prendre son envol à chaque pas. Il avait en effet une jambe plus courte que l’autre sous sa soutane noire qui comportait des centaines de boutons noirs qui lui descendait jusque sur des chaussures toutes aussi noires. Il faisait penser à un corbeau : Rabe chez les Allemands, Châke dans le village voisin et Kôve chez nous à Berviller.
Bien des années plus tard j’ai fait la paix avec mon ancien instituteur en reconnaissant tous ses mérites. Il a eu la témérité de mater des générations de gamins indisciplinés et il avait un esprit poétique en étant amoureux de son village, ainsi que de la nature environnante. J’ai eu la chance et l’honneur de faire une sortie « champignons » avec lui et le plus grand honneur qu’il m’ait rendu est d’avoir dit à ma mère que l’élève avait dépassé le maître en ce qui concernait la connaissance des champignons.