La récente réédition de Colette Baudoche, l’un des romans les plus célèbres de Maurice Barrès, a permis de jeter un regard nouveau sur la Moselle annexée en montrant aux Lorrains que le patrimoine régional ne se cantonnait pas aux seuls châteaux, églises et croix de chemins. A l’instar des campagnes de la région, nos bibliothèques regorgent d’un patrimoine remarquable et souvent méconnu. Et le livre, tant par son papier ou sa reliure que par le texte qu’il renferme s’impose comme un trésor à part entière. Un patrimoine qu’il nous appartient de connaître pour mieux le préserver.
Moins connu que Colette Baudoche, mais tout aussi savoureux, le roman intitulé Mademoiselle de Jessincourt, œuvre de Louis Bertrand, mérite de figurer sur la liste des monuments de la littérature lorraine. C’est une œuvre discrète, un peu oubliée aujourd’hui, et qui pourtant, offre au curieux une précieuse description de la Lorraine au XIXème siècle.
L’auteur et son œuvre
Louis Bertrand : un Lorrain devenu académicien
Attachons-nous, pour commencer, à présenter l’auteur du roman. Bien connu des habitants de Briey, où un lycée porte son nom, Louis Bertrand est né à Spincourt, en Meuse, le 20 mars 1866, cent ans tout juste après l’incorporation du Duché de Lorraine au royaume de France. Son cursus littéraire l’amène à intégrer l’Ecole Normale Supérieure, où il obtient son agrégation de lettres. Le 15 décembre 1897, il soutient à Paris sa thèse de doctorat, intitulée La fin du clacissisme et le retour à l’antique dans la seconde moitié du XVIIIème siècle et les premières années du XIXème siècle.
Professeur de rhétorique, il enseigne successivement aux lycées d’Aix-en-Provence, de Bourg-en-Bresse puis d’Alger. Dès 1887, Louis Bertrand se tourne vers la littérature et publie, en quelques années, plusieurs romans remarqués, au premier rang desquels on peut citer Le sang des races, La Cina, Pépète et Balthasar, Les bains de Phalères ou encore Sanguis martyrum. Ayant vécu à Alger de 1891 à 1900, Louis Bertrand a abondamment nourri sa littérature de l’expérience et des connaissances qu’il y avait acquises. Plusieurs de ses romans se font écho, avec nostalgie souvent, de l’Algérie de sa jeunesse et on ne compte pas les essais que l’auteur a consacrés à l’Orient et à la Méditerranée. Le mirage oriental, Saint Augustin, Le livre de la Méditerranée ou encore Devant l’Islam en sont quelques exemples, aujourd’hui totalement tombés dans l’oubli.
Ayant du mal à se faire à la hiérarchie du ministère de l’Instruction Publique, Louis Bertrand est muté, en 1901, au lycée de Montpellier. Il en démissionne rapidement, pour se consacrer exclusivement à l’écriture. C’est alors qu’il publie une série d’essais, ainsi que son premier roman « régionaliste » : Mademoiselle de Jessincourt.
Après avoir été battu, en 1923, par Georges de Porto-Riche, Louis Bertrand est finalement élu à l’Académie française le 19 novembre 1925. Il occupe alors le quatrième fauteuil, celui-là même que Maurice Barrès, un autre Lorrain célèbre, venait de laisser vacant. A l’occasion de sa réception, Louis Bertrand aurait d’ailleurs prononcé un éloge un peu trop tiède de son illustre prédécesseur. Un article de Paul Souday, publié dans le Temps, est à l’origine d’une vive polémique, au cours de laquelle Louis Bertrand doit prêter le flanc à la critique en rédigeant dans Candide, un pamphlet où il tente de se justifier. Auteur à succès, il enchaîne les publications, sans pour autant oublier sa Lorraine natale. En tant que membre de l’Académie de Stanislas, il se rend se temps à autre à Nancy et en profite pour rendre visite à sa famille.
Mis au ban de la vie littéraire pour avoir publié, en 1936, une curieuse biographie d’Hitler, Louis Bertrand passe les dernières années de sa vie dans sa villa du cap d’Antibes. C’est là, loin de l’agitation politique et des troubles liés à l’occupation, qu’il meurt, le 6 décembre 1941. Le jour de la Saint-Nicolas, patron des Lorrains.
Une œuvre abondante et éclectique
A compter du moment où il démissionne de l’enseignement, Louis Bertrand emploie ses journées à la rédaction de nombreux travaux. Sa production littéraire impressionne, tant par sa quantité que par sa qualité. Au total, Louis Bertrand a publié pas moins d’une vingtaine de romans, presque autant d’essais et une demi-douzaine de travaux académiques. Enumérer chacun de ces titres serait fastidieux et inutile. En revanche, on peut survoler, rapidement, sa bibliographie, non sans apprécier l’éclectisme et l’érudition.
La première publication de Louis Bertrand date de 1891. L’auteur, qui n’a que vingt-cinq ans, rédige un catalogue pour le musée de Philippeville. Huit ans plus tard, et après la publication de sa thèse, il rédige un premier essai intitulé Le sang des races, suivi de La Cina, en 1901. Dès lors, les écrits s’enchaînent. Entre 1903 et le début de la Première Guerre mondiale, soit en l’espace d’une dizaine d’années, Louis Bertrand publie neuf ouvrages, presque tous consacrés à la Méditerranée. En 1911, il signe Mademoiselle de Jessincourt. Pendant la Grande Guerre, l’auteur s’intéresse à Saint Augustin, ainsi qu’au combat patriotique, comme en témoignent la publication des Plus belles pages de Saint Augustin (1916), mais aussi du Sens de l’ennemi (1917) et de Sanguis martyrum (1918).
L’année 1921 est particulièrement prolifique. L’auteur publie pas moins de quatre ouvrages, dont les titres Flaubert à Paris ou le mort vivant, Les villes d’or, L’Infante et Autour de Saint Augustin témoignent d’intérêts particulièrement variés. Après deux essais consacrés à Louis XIV, Louis Bertrand renoue avec sa Lorraine natale. En 1925, il publie un ouvrage intitulé Jean Perbal. Une destinée. C’est une sorte d’autobiographie en quatre volumes, qui mène le lecteur de la morne Plaine de la Woëvre aux collines lumineuse de l’Algérie, en passant par Briey et la ville de Metz. L’année suivante, il publie Ma Lorraine, un recueil de nouvelles où sont présentés, pêle-mêle, quelques souvenirs d’enfance et autres portraits d’ancêtres. La fin des années 1920 voit l’auteur se consacrer à l’Espagne et plus précisément au règne de Philippe II.
La publication, en 1936, d’une biographie consacrée à Hitler et dans laquelle l’auteur présente l’antisémitisme comme un levier nécessaire à la lutte contre le bolchévisme vaut à Louis Bertrand de nombreuses critiques. Elle tend aussi à le ranger avec les auteurs nationalistes, plus ou moins affiliés à l’extrême-droite française. S’il est vrai que Louis Bertrand a terminé sa carrière avec des positions politiques très marquées à droite, il ne faut pas oublier pour autant qu’il fut, dans sa jeunesse, un ardent partisan du capitaine Dreyfus. Sa conversion au catholicisme à l’occasion d’un voyage à Bethléem, couplée avec le fait qu’il succédait à l’Académie française, au fervent patriote qu’était Barrès, expliquent peut-être, en partie, l’évolution politique et idéologique de l’auteur.
A cette volumineuse bibliographie, il faudrait ajouter les discours, articles et travaux publiés par Louis Bertrand. Nous ne citerons qu’un seul titre qui, parce qu’il a trait à la Lorraine, est susceptible de nous intéresser. Il s’agit de Jeanne d’Arc en Lorraine, un opuscule rédigé en 1928 et dans lequel l’auteur expose quelques étonnantes visions patriotiques.
La place de Mademoiselle de Jessincourt dans l’œuvre de Louis Bertrand et dans son époque
On peut s’étonner de voir que, sur la quarantaine d’ouvrages publiés par Louis Bertrand, seuls quatre évoquent explicitement et de manière détaillée la Lorraine. Visiblement, l’auteur fut davantage attiré par les « pays de lumière » comme il se plaisait à les désigner que par sa province natale. Quatre ouvrages donc, qui se ressemblent vaguement, tout en se singularisant par leur forme et leur contenu. Le volumineux Jean Perbal est en effet un récit autobiographique, presque initiatique. Quant à l’ouvrage intitulé Ma Lorraine, il est composé de sept parties, qui évoquent tour à tour la Plaine de la Woëvre, le caractère lorrain, la Grande Guerre ou encore deux portraits d’ancêtres. Il ne doit pas être confondu avec le petit essai intitulé La Lorraine, et dans lequel Louis Bertrand nous offre une poétique description des quatre départements lorrains. Des quatre ouvrages, seul Mademoiselle de Jessincourt peut être considéré à proprement parler comme un roman. Un « roman lorrain » donc, publié en 1911, à une époque où ce genre littéraire, initié par Maurice Barrès, fait plutôt sensation.
Mademoiselle de Jessincourt est en effet un produit de son temps. En rédigeant ce roman régionaliste, dans lequel la Guerre de 1870 et le tracé de la nouvelle frontière entre la France et le Reich occupent une place centrale, Louis Bertrand entendait rappeler, comme tant d’autres, que la France n’oublie pas les « provinces perdues ». Son roman s’insère dans une littérature « patriotique », particulièrement foisonnante à l’époque. Il est publié deux ans seulement après le célèbre roman de Maurice Barrès, intitulé Colette Baudoche, et dans lequel on voit une jeune fille de Metz refuser les avances d’un certain Frédéric Asmus, un professeur originaire de Poméranie. Un développement, en somme, du proverbe alors à la mode et qui proclamait fièrement : « Français ne peux, Allemand ne veux, Lorrain je suis ».
Mademoiselle de Jessincourt occupe une place à part dans l’œuvre de Louis Bertrand. D’abord parce qu’elle est le seul roman que l’auteur consacra à la Lorraine. Ensuite parce qu’elle est une des rares œuvres politiques que nous ait laissées Louis Bertrand. Publié au moment où les tensions entre la France et l’Allemagne resurgissaient de manière inquiétante, le roman apparaît presque comme une œuvre de propagande.
Les dessins, réalisés par Du Gardier et qui illustrent la première édition de la Jessincourt sont d’ailleurs, à ce titre, très parlants. Ils nous montrent les rues de Briey, de Metz et de Spincourt à côté d’uhlans prussiens et d’un poteau frontière en fonte, devant lequel Louise de Jessincourt, l’héroïne du roman, préfère faire demi-tour. L’illustration de couverture choisie pour la première édition du roman fait, elle aussi, œuvre de propagande. Elle représente Louise de Jessincourt, agenouillée au pied d’un officier prussien qui paraît inflexible derrière son bureau où trône un magnifique casque à pointe. Un tel dessin, en 1911, ne pouvait que susciter la curiosité. Une dame en pleurs au pied d’un prussien, voilà une scène qu’il fallait éclaircir. Car tous, en 1911, ont plutôt l’habitude de voir l’Alsace et la Lorraine éplorées, ou encore l’image de Jeanne d’Arc prête à reconquérir les deux provinces. Mais une femme au pied d’un prussien, la chose est peu commune. Et comme un fait exprès, la première édition ne comporte pas de quatrième de couverture. Le curieux qui souhaite avoir l’explication de cette couverture ambiguë n’a d’autre choix que de parcourir l’œuvre. Et donc, finalement, de l’acheter.
Il est intéressant de remarquer que, dans les éditions suivantes, l’image de la femme au pied de l’officier prussien sera abandonnée au profit de scènes plus bucoliques. L’édition de 1925 par exemple nous montre, en couverture, une diligence en train de descendre la côte de Saulny. La silhouette de la cathédrale de Metz domine quant à elle à l’arrière-plan.
Œuvre de propagande, destinée à rappeler au grand public le sort des Lorrains et la douleur de l’Annexion, roman lorrain dont l’action se déroule entre la Woëvre et le Pays-Haut, l’ouvrage intitulé Mademoiselle de Jessincourt est un peu tout cela à la fois. Mais l’étude de son intrigue, ainsi que du cadre spatio-temporel du roman devrait nous livrer quelques informations complémentaires.
La « Jessincourt », un roman lorrain
Un Maupassant à la sauce lorraine
On ne peut poursuivre notre étude sans expliquer l’intrigue du roman. Elle est assez simple au fond puisqu’elle consiste à raconter la vie d’une habitante de Briey, à partir du moment où sa mère meurt et jusqu’au moment où elle-même vient à quitter ce monde.
Le roman s’ouvre donc sur les funérailles de Madame de Jessincourt, mère de Louise, l’héroïne du récit, et d’Adeline Aubryon, la sœur capricieuse qui vit à Metz, avec son époux et sa fille Isabelle. Cette dernière fera l’objet, durant tout le roman, des soins attentifs de Louise, qui a tendance à considérer cette nièce comme son propre enfant.
Louis Bertrand met un point d’honneur à nous détailler le récit des funérailles et l’indécent banquet donné à cette occasion. Une fois les convives envolés, Louise de Jessincourt se retrouve seule, dans sa grande maison briotine. Elle se dispute avec sa sœur Adeline au sujet de la succession et Louise est mortifiée d’apprendre qu’elle ne verra peut-être plus jamais sa nièce Isabelle. Après une longue description de Louise et de la société briotine, le roman rebondit lorsque l’héroïne décide de se rendre à Metz, pour faire la paix avec sa sœur.
La deuxième partie du roman se déroule presque exclusivement à Metz. L’auteur nous en fait une description savoureuse, que nous détaillerons dans la suite du présent article. On assiste à la communion d’Isabelle, ainsi qu’à son entrée au pensionnat de Montigny. On apprend également qu’Isabelle se rapproche d’un certain Médéric Vilgrain, jeune homme fat et imbu de lui-même, qui finira d’ailleurs par éconduire la nièce bien-aimée.
La troisième partie du roman est certainement la moins « lorraine » de toutes. Elle mène le lecteur à Paris, dans les allées de l’exposition universelle, à laquelle Louise a consenti à se rendre, afin de faire plaisir à sa nièce. Les deux femmes en reviennent déçues. Isabelle, de son côté, s’est promise de trouver un mari avant la fin de l’année. Elle précipite les choses et épouse le général de Lantosque, de vingt ans son aîné. Ce dernier emmène sa jeune épouse en Algérie. Louise doit se contenter de relations épistolaires avec sa nièce. C’est d’ailleurs au détour d’une de ses lettres qu’elle apprend qu’Isabelle est en passe d’être nommée dame d’honneur de l’impératrice Eugénie.
La quatrième partie marque une véritable rupture dans le récit. Intitulée Le pays de fer, elle s’ouvre sur les mots terribles : « Les Prussiens ! Voici les Prussiens ! ». Ici, le lecteur assiste, de loin, à la Bataille de Saint-Privat. Il apprend avec la même stupéfaction que Louise, l’Annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. « Quand on sut que la nouvelle frontière passait à six kilomètres au-delà d’Amermont, on respira », note Louis Bertrand. Entre-temps, Louise de Jessincourt tente de sauver un soldat blessé à Rezonville avec lequel elle commençait à se lier d’amitié. Seule et éprouvée par la perte de nombre des siens, Louise décide de rendre visite à sa cousine Madeleine, qui habite à la Huarde. De retour à Amermont, Louise reçoit la visite de sa nièce Isabelle. Mais les deux femmes se brouillent. Dès le lendemain, Louise de Jessincourt décide de se débarrasser des champs qu’elle possédait de l’autre côté de la frontière. Mais la vue du poteau frappé de l’aigle prussien la rebute : elle choisit de faire demi-tour.
La cinquième et dernière partie est intitulé Visitavit nos oriens ex alto. Phrase sibylline, qui, comme le titre de la section précédente, comporte un double sens. Désormais seule, abandonnée de sa nièce pour laquelle elle s’est pourtant largement sacrifiée, Louise s’enferme progressivement dans une solitude maladive. Elle repasse sa vie, ses joies et ses malheurs. Et finit par mourir, aux côtés de son amie, Mme Claës, en remettant son âme à Dieu.
L’intrigue, on le voit, est assez simple. La vie d’une femme qui se sacrifie pour sa nièce et dont le destin sera marqué par la Guerre de 1870 et l’Annexion. Instinctivement, on ne peut s’empêcher de rapprocher Mademoiselle de Jessincourt de ces autres héroïnes de roman qui, à leur manière, ont également marqué la littérature de la Belle Epoque. Si elle n’a pas la frivolité d’une Emma Bovary, Louise de Jessincourt ressemble cependant, par certains aspects, à Jeanne, la protagoniste du célèbre roman de Maupassant, intitulé Une Vie. Même résignation face à la destinée. Même amour immodéré pour la progéniture, qu’il s’agisse d’un fils ou d’une nièce. Plus intéressant encore est le parallèle que l’on peut dresser entre Louise de Jessincourt et son aînée de deux ans : Colette Baudoche. Les deux femmes réunissent en effet plusieurs points communs. Lorraines toutes les deux, leurs destins sont marqués par l’Annexion de 1871. Toutes les deux aiment la France. Louise l’apprécie en vouant un culte irraisonné à l’impératrice Eugénie. Colette Baudoche, de son côté, continue d’user du français bien qu’étant une citoyenne du Reich. Mais en même temps, on observe quelques divergences entre les deux personnages. La première vient du fait que Colette Baudoche vit à Metz, au début des années 1900, tandis que Louise ne connaît pas, à proprement parler l’Annexion. En revanche, elle assiste à la Guerre de 1870, alors que Colette en a seulement entendu parler. Une génération, en fait, sépare le personnage de Louise de Jessincourt de celui de Colette Baudoche. Une étude comparative des deux romans mériterait d’être menée car elle permettrait sans aucun doute de mettre en évidence deux cadres spatio-temporels différents, bien que les romans, rappelons-le, aient été publiés à seulement deux ans d’intervalle.
Le cadre historique et géographique
Sans le comparer à celui de sa parente Colette Baudoche, arrêtons-nous un instant sur le cadre historique et géographique de Mademoiselle de Jessincourt. On s’est peut-être étonné de lire, dans les paragraphes précédents, que Louise de Jessincourt habitait Briey, mais vivait à Amermont. C’est une première anomalie, qu’il nous importe d’expliquer.
Petite ville où se déroule l’essentiel de l’intrigue, Amermont correspond bien, dans l’esprit de Louis Bertrand, à la cité briotine. Dès le deuxième paragraphe, on apprend qu’Amermont se situe près de Metz, en Lorraine donc. Plusieurs descriptions, notamment celle de l’église ou de la maison où vit Louise de Jessincourt nous confirment le lien entre Amermont et Briey. A propos de l’église, l’auteur nous la décrit comme étant ornée à l’un de ses angles d’une niche habitée par un Saint Nicolas de pierre et surmontée d’une gargouille représentant un garçon brasseur. La niche et la gargouille figurent bien à l’angle Sud-Ouest de l’église Saint-Gengoult de Briey. De même, au Chapitre IV, on apprend que Louise habite dans une maison, sur le linteau duquel peut se lire une phrase qui, aujourd’hui encore, orne l’une des plus anciennes maisons de Briey. Les illustrations qui accompagnent la première édition dissipent les derniers doutent. La première image nous montre l’église de Briey, vue depuis la Place de la mairie.
Pourquoi alors avoir substitué le nom de Briey à celui d’Amermont ? Louis Bertrand cherchait-il à assurer à la petite ville, dans laquelle vivait une partie de sa famille, un semblant de discrétion ? Ou entendait-il, plus vraisemblablement ménager les susceptibilités d’une société qu’il décrit lui-même comme « très cérémonieuse et très réservée, économe de ses gestes et de ses expansions, comme de sa bourse » ? Peut-être. Ce qui est certain en revanche, c’est que le nom d’Amermont n’est pas totalement inconnu à l’auteur. Il l’emprunte certainement à un petit hameau situé à proximité de Bouligny, dans le Pays-Haut. Hameau par lequel il devait certainement passer lorsqu’il se rendait chez sa tante, à Briey.
Si l’essentiel du roman se passe à Amermont-Briey, Metz occupe également une place importante. C’est là que vit Adeline Aubryon et son époux, capitaine de son état. C’est là que vit la nièce Isabelle, ainsi qu’une tante acariâtre de Louise. Metz est la seule ville dont le nom ne soit pas travesti par l’auteur. Ce dernier en fait d’ailleurs une description fidèle, que nous aborderons dans la dernière partie de notre article.
Outre Metz et Briey, Louis Bertrand situe le Chapitre IV de la quatrième partie à la Huarde, au pied des Côtes de Meuse. Là encore, il s’agit d’un toponyme de substitution, destiné certainement à ménager les susceptibilités des habitants de Spincourt. Car la Huarde, en vérité, est une grosse ferme située à l’écart du village natal de Louis Bertrand.
A ces éléments géographiques, il convient d’ajouter Paris, où Louise et sa nièce Isabelle se rendent à l’occasion de l’exposition universelle de 1867. L’auteur donne peu d’éléments sur la capitale française, hormis le fait que les deux femmes logent « dans un l’hôtel de second ordre, situé dans la Rue de Miromesnil » et qu’elles assistent à une éclatante revue d’armes, où figure le Comte de Bismarck, on ne jouit d’aucune description de la capitale française. Dernier élément à relever, la présence, discrète, de l’Algérie. C’est vers cette colonie française que part Isabelle, afin de suivre son vieil époux, le général de Lantosque. Louis Bertrand nous en donne une description très brève, mais néanmoins exaltée et qui renvoie immanquablement à la biographie de l’auteur.
Si le cadre géographique du roman peut paraître restreint, le cadre chronologique l’est encore plus. Louis Bertrand semble presque avare d’éléments temporels et, en dehors des batailles de la Guerre de 1870, le lecteur doit presque deviner l’époque à laquelle se déroulent les faits. Une seule mention de date, dans les premières pages du roman, nous permet de nous situer. On lit en effet que l’enterrement de la mère de Louise est annoncé « le mardi 16 août 1859 – le lendemain de la fête de l’empereur ». Une date symbolique, puisqu’elle doit être mise en parallèle avec la Bataille de Rezonville, jouée le 16 août 1870 et au cours de laquelle Louise perd son cousin, le capitaine Alfred de Jessincourt. Toujours dans l’incipit, on apprend que Louise est âgée, à l’enterrement de sa mère, de 42 ans. Ce qui la fait naître en 1817. Il faut ensuite attendre la page 138, pour apprendre que nous sommes désormais au « printemps 1870 ». Quatre pages plus loin, on lit « 16 août 1870, onze ans après l’enterrement de sa mère ». Entre temps, Louise assiste à l’exposition universelle de Paris, qui s’est tenue en 1867. Quant à la mort de Louise, aucune mention d’âge ou de date. Le lecteur ne peut donc pas fixer de terminus ad quem pour le roman. Peut-être les années 1880. Mais rien de sûr.
De subtiles allusions à la Lorraine
Lorrain par la description qu’il donne de Metz, de Briey et de la Woëvre, le roman intitulé Mademoiselle de Jessincourt l’est aussi par nombres d’allusions au passé de la région. Dès la page 13 en effet, on lit que la cérémonie des funérailles de la mère de Louise dura deux heures trois quart. Et l’auteur d’ajouter « c’était un peu long, même pour un pays d’étiquette où, jadis, les funérailles des ducs régnants se déroulaient pendant des mois entiers ». L’allusion à la pompe funèbre du Duc Charles III est ici incontestable.
De même, page 78, l’auteur évoque la coutume du Trimazo, en l’expliquant en ces mots : « les Trimazos, dans le Pays Messin, ce sont les filles de la campagne qui, au mois de mai, s’en vont de porte en porte chanter des couplets, sous un costume virginal tout fleuri de rubans aux couleurs voyantes ». On notera aussi, page 156, une nette évocation de la rivalité qui, déjà à cette époque, opposait Metz à Nancy. L’un des personnages s’exclame en effet : « Quel ennui ! Je n’aime pas les gens de Nancy ! Vous savez qu’à Metz on ne les aime pas non plus ! Des gens si serrés et si faiseurs d’embarras ! ». Ajoutons également quelques mots de patois lorrains, tels que évaltonnée et nareuse, et l’on comprend l’intention délibérée qu’a eu l’auteur de donner à son œuvre un réel parfum d’authenticité.
Mais le tableau serait encore incomplet si l’on n’évoquait pas ici les allusions au caractère lorrain. C’est un domaine que Louis Bertrand se plaît à aborder. Un thème que l’on retrouvera d’ailleurs dans son ouvrage intitulé Ma Lorraine, où les deux derniers chapitres, qui brossent les portraits de sa grand-mère et d’une certaine mère Charton, se prêtent à l’écriture d’un véritable stéréotype lorrain.
Dans la Jessincourt, Louis Bertrand tente, à plusieurs reprises, de brosser les grands traits du caractère lorrain. Il note par exemple « les gestes brusques propres aux Lorrains » ou encore : « la Lorraine positive qu’elle (Louise) était avait toujours considéré la religion comme une sorte de contrat passé entre elle et la Divinité ». Un trait de caractère qui frise la superstition mais que l’on trouve déjà présent dans la littérature du début du XIXème siècle.
Outre le caractère, l’auteur se plaît à décrire le physique des gens du pays. Le portrait qu’il brosse du blessé que Louise héberge en 1870 est à ce titre tout à fait savoureux. Il note : « il s’appelait Alfred Noiré, il était Lorrain lui aussi, originaire de Laheycourt, un village de la Meuse, et charron de son état. C’était un gros gaillard très brun, rose de peau, les cheveux frisés, les yeux couleur de noisette, qui aimait à rire et à gouailler ». Honnêtement, qui n’a pas connu ce type d’homme, entre Meuse et Moselle ?
De Briey à Metz, dans les pas de Louise de Jessincourt
Amermont ou le reflet de la société briotine
Comme on l’a démontré, Louis Bertrand a donc substitué, dans son roman, le nom de Briey à celui d’Amermont. Mais dans le récit, il est clair que c’est bien la petite sous-préfecture du Pays-Haut qui nous est décrite. Encore l’est-elle de manière complète, particulièrement fouillée. Car l’auteur ne se contente pas de nous donner des indications géographiques ou architecturales. Il dépeint également la société briotine, ses mœurs et ses habitudes. Ainsi, dès l’incipit, l’auteur nous décrit une briotine gouailleuse, qui va de maison en maison, afin d’annoncer l’enterrement prochain de Madame de Jessincourt. Louis Bertrand nous la dépeint comme « la femme d’un bûcheron du pays, mère de dix enfants et qui cumulait cette fonction d’annonciatrice des morts avec celle plus ordinaire de laveuse de lessive ». Il lui attribue, en outre, un léger penchant pour la boisson.
Plus loin, l’auteur se fait généraliste en dépeignant la société briotine comme un groupe de personnes « économe de tout ». Il précise que les mœurs, dans cette petite ville de Lorraine « y offraient un singulier mélange de politesse surannée et d’inconsciente rusticité ». Une centaine de petits rentiers et de fonctionnaires retraités, nous dit Louis Bertrand, se permettait de ne vivre que pour la parade. Et l’auteur d’ajouter que tous cependant, mangeaient, en semaine, la traditionnelle soupe au lard.
Il est intéressant de remarquer aussi combien la présence du sous-préfet influait, à l’époque, sur la vie même de la cité. Au début du roman, Louis Bertrand nous apprend qu’Amermont-Briey abrite un sous-préfet du nom de Dugué de la Vingtrie, dépeint comme un « bel esprit et poète », aimant les promenades champêtres et les discours à effet. Dans la longue liste des sous-préfets qui se sont succédé à Briey, on ne rencontre évidemment aucune personne du nom de Dugué de la Vingtrie. En revanche, le personnage tel que nous le dépeint Louis Bertrand peut être rapproché de Stephen Liégeard, sous-préfet de Briey au début des années 1860 et que les Briotins eux-mêmes se plaisaient à qualifier de « poète aux champs ». Il laissa la place à un autre sous-préfet : M. Eigenschenk. Louis Betrand, qui n’emploie que des noms d’emprunt, s’est-il inspiré de cet autre sous-préfet pour décrire le personnage de M. Pinson, dont l’épouse frivole donne un bal scandaleux ou presque tout le mobilier de ses appartements est passé par la fenêtre ? Les archives que nous avons dépouillées ne livrent aucune trace d’une telle affaire, qui vaut d’ailleurs à Isabelle, dans le roman, un discrédit total. Mais il est clair que la société briotine du XIXème siècle ne plaisantait pas avec les mœurs et les bonnes manières. En juin 1823 en effet, le maire de Briey, Dominique-Ignace Berry, promulguait un arrêté par lequel il interdisait aux jeunes gens d’aller « se baigner nu dans le Woigot » !
A cette description de la société briotine, il faudrait ajouter la description de la ville elle-même. Du décor, en somme. Nous avons déjà évoqué la demeure dans laquelle vivrait, selon l’auteur, Louise de Jessincourt. D’après l’inscription portée sur le linteau de la porte d’entrée de sa maison, Louise vivrait au n°20, Rue du maréchal Joffre. Or, plus loin dans le récit, on apprend qu’elle contemple depuis la fenêtre de sa maison, la façade de l’église. Il y a là une anomalie, qui s’explique peut-être par le fait que l’auteur ait voulu, une fois de plus, brouiller les pistes en interdisant toute identification claire sur une demeure, et donc une famille. Il faut cependant remarquer que la municipalité de Briey, il y a quelques années, ne semble pas s’être préoccupée de ces considérations. Elle a fait apposer, sur une des maisons situées Rue du temple, donc en face de l’église, une plaque de marbre sur laquelle on peut lire : « A Louis Bertrand, membre de l’Académie française, 1866-1941, ici vécut Mademoiselle de Jessincourt ».
Une fidèle description de Metz
L’auteur est en revanche plus précis en ce qui concerne Metz. La capitale lorraine lui est aussi familière que Briey et il se plaît à promener le lecteur dans les rues de la cité, depuis l’Esplanade jusqu’aux venelles de la Place Sainte-Croix, en passant par le quartier d’Outre-Seille. Les deux premiers chapitres de la deuxième partie du roman sont entièrement consacrés à Metz. Ils s’ouvrent d’ailleurs sur une poétique description de la route qu’empruntaient alors les diligences qui reliaient les « cinq ou six lieues qui séparent Metz de Briey ». On y lit que la descente de Saulny était redoutée, surtout en hiver, que les arrêts répétés du cocher dans les cabarets retardaient immanquablement l’attelage et que le paysage qui s’offrait depuis la plaine de Woippy sur la cathédrale « contrastait heureusement avec l’âpreté et la tristesse monotone du Pays-Haut ».
Louis Bertrand enchaîne avec la description de la ville. La cathédrale tout d’abord, avec sa Tour de la Mutte, au sommet de laquelle se trouve, à l’époque, non pas les armes de Metz, mais un étendard aux couleurs de la France. On voit la diligence passer les fortifications « à la Vauban », puis le Pont des morts, avant d’aller finir sa course « dans la Cour du Pélican, sous Saint-Arnould ». Il s’agit d’une auberge qui existait à l’époque, dans la Rue sous Saint-Arnould, laquelle abritait des écuries, le long du mur de soutènement du Jardin de Boufflers.
Louise de Jessincourt loge chez sa tante, Madame Laprairie. On sait qu’elle habite Place Sainte-Croix, que l’auteur nous décrit comme « un carrefour triangulaire qui occupe le sommet de l’antique acropole messine et probablement le plus vieux quartier de la cité ». On apprend aussi, avec étonnement peut-être, que la Rue Serpenoise faisait l’objet d’importants travaux sous le Second Empire. Louis Bertrand nous parle d’une maison de style Renaissance qui s’y construisait alors et qui « dépassait déjà les maisons voisines ». Certainement s’agit-il de l’immeuble situé au n°53.
Le lendemain, Louise se rend à la cathédrale par le grand portail corinthien « dont le fronton racontait la guérison miraculeuse de Louis XV ». Il faut dire qu’à l’époque où se situe le roman, notre cathédrale était encore parée du portail classique érigé par Blondel. Louis Bertrand ne commet donc aucun anachronisme et cherche peut-être, ici, à raviver quelques souvenirs d’enfance pour les vieux messins. Avec plus de finesse et de nostalgie peut-être que ne le fait Maurice Barrès dans Colette Baudoche.
Adeline, la sœur de Louise, vit quant à elle Rue Mazelle, en Outre-Seille, un quartier qui n’était « pas précisément aristocratique ». L’auteur nous dépeint la maison Aubryon en ces termes : « une ancienne maison du XVIIIème siècle, précédée d’une courette et séparée du trottoir par une grille en fers de lance […] Les fenêtres, légèrement cintrées, étaient décorées, au milieu du cintre, d’une coquille ou d’un mascaron ». Là encore, Louis Bertrand semble avoir fusionné deux maisons. Il paraît reprendre la description générale de l’hôtel situé au n°50 de la Rue Mazelle, mais en y ajoutant les mascarons et coquilles visibles sur la façade du n°60 de la Rue des Allemands. En quelques pages, ici, on apprend que la Foire de mai se tenait, à l’époque, Place de la comédie, que les Israélites occupaient déjà le bas de la Fournirue et que la Rue Mazelle était une rue « à charbonniers et à marchands de vin ».
Au Chapitre IV de la troisième partie, Louis Bertrand nous offre une seconde description de Metz. Il dépeint l’église Notre-Dame, avec son « mobilier théâtral » et qui, avec les Places d’Armes et de la Comédie, forme « l’estampille monarchique et française sur la capitale de l’ancienne république lorraine ». L’auteur, ici, se fait érudit. Dommage cependant qu’il n’indique pas à quel endroit précis Louise et sa nièce Isabelle croisent le landau de l’empereur, qui était alors en visite à Metz pour inspecter les chantiers des différents forts qui s’y construisaient. D’après les rares indications que donne l’auteur, on peut supposer que la rencontre a lieu aux abords de l’actuelle Place des Paraiges. Une rencontre déterminante, puisque c’est là qu’Isabelle croise pour la première fois le général de Lantosque, qui deviendra son époux.
Si la description que Louis Bertrand nous donne de Metz est suffisamment précieuse pour servir de source à l’archéologie locale, on regrettera cependant une petite erreur de grammaire. L’auteur nous parle en effet de la « Rue Fournirue » et fait, du coup, une sorte de pléonasme. Sauf si l’on considère qu’à l’époque, c’est bien ainsi que les Messins désignaient leurs rues aux noms hérités du Moyen-âge. Jusqu’en 1871 toutefois, car à compter de cette date, la rue est rebaptisée par les Allemands Goldschmidtstrasse.
Le traumatisme de la frontière
Un dernier élément se doit d’être évoqué ici, pour montrer à quel point la frontière tracée en 1871 fut, pour les Lorrains, un véritable traumatisme. La quatrième partie du roman évoque, nous l’avons déjà noté, la Guerre de 1870 et ses conséquences immédiates. De la page 171 à la page 175, on suit Louise de Jessincourt jusqu’à la frontière. Elle est conduite dans un char à banc que mène son fermier, M. Membré. Ce dernier explique à la vieille fille qu’ils sont ici au cœur du « pays de fer » et que bientôt fleuriront, sur le plateau de Briey, des mines et des usines. Une anticipation à laquelle Louis Bertrand ne résiste pas, certainement pour rappeler au lecteur les enjeux économiques de l’Annexion mais aussi le développement fulgurant de l’industrie en Pays-Haut. Après être entré dans un bois, Louise est frappée de voir le poteau frontière, bariolé de noir-blanc-rouge. La vue de ce poteau lui est, nous dit l’auteur, comme « un soufflet en plein visage ». Elle demande à faire demi-tour : « tendant le bras vers les casques à pointes [elle dit] jamais je n’entrerai chez ces gens-là ! »
On peut se demander à quel endroit précis de la frontière Louis Bertrand fixe-t-il cette scène particulièrement symbolique. D’après les rares détails qu’il fournit, deux hypothèses peuvent être formulées. La première voudrait qu’après être sortie de Briey, la charrette ait pris la direction d’Avril, puis celle de Neufchef. Mais alors où situer la maison « qui se construisait » juste à côté du poteau frontière ? Il semblerait plutôt que, dans l’esprit de Louis Bertrand, la scène se serait déroulée dans les bois de Moyeuvre, aux abords de la maison forestière qui, aujourd’hui encore, marque la limite des départements de Moselle et de Meurthe-et-Moselle et qui, en 1911, était devenue un débit de boisson apprécié des Allemands.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici : la frontière. L’auteur nous la décrit en termes intéressants, quand on sait que le roman paraît trois ans seulement avant le début de la Grande Guerre. Il nous dit que, dans l’esprit de Louise de Jessincourt, cette frontière n’avait été qu’une notion floue. Jusqu’au jour où elle s’aperçut, face au poteau frontière frappé de « l’aigle au bec vorace et aux ailes déployées », que la Prusse était désormais à quelques kilomètres seulement de sa maison. En outre, la frontière coupe littéralement en deux le bien de Mademoiselle de Jessincourt. Une partie de ses champs sont donc désormais allemands. Subtilement, Louis Bertrand nous montre que cette frontière, officialisée par le Traité de Francfort du 10 mai 1871, a été tracée arbitrairement, sans tenir compte des personnes, des besoins, des habitudes. Il fait naître ici un sentiment d’injustice, renforcé encore par les expressions qui caractérisent l’aigle prussien et les soldats, simplement désignés par le mot « uniformes ».
En plaçant l’action de son roman au moment même où la frontière venait d’être tracée, Louis Bertrand entend rappeler aux lecteurs l’ignominie d’une annexion qui, depuis une quarantaine d’années, déchire la Lorraine en deux. Peut-être aussi souhaitait-il montrer à la jeune génération qui, née vers 1880-1890, avait toujours connu cette frontière, combien elle avait traumatisée la vie de leurs parents. Car en 1911, après le choc et l’épreuve, l’heure est presque à la résignation. La frontière entre la France et le Reich, si elle reste épisodiquement objet de crispations, est acceptée par le plus grand nombre. En outre, elle n’est pas la ligne infranchissable que tendrait à nous dépeindre Louis Bertrand. Les forts de Metz et de Thionville n’ont-ils pas été construits par des ouvriers venus du Pays-Haut restés français ? Et le minerai de fer extrait de la mine de Saint-Pierremont à Mancieulles n’était-il pas fondu dans les hauts-fourneaux d’Amnéville, que l’Allemagne avait d’ailleurs rebaptisé Stahlheim, c’est-à-dire, la ville de l’acier ? Trop de photos enfin, montrant Français et Allemands autour des poteaux frontières nous prouvent que les relations pouvaient être cordiales entre les deux nations. Une cordialité qui dérangeait peut-être un auteur comme Louis Bertrand, dont la plume a certainement cherché, dans Mademoiselle de Jessincourt, à rappeler le sacrifice de 1870.
Œuvre de propagande, récit patriotique qui nous décrit la vie d’une femme du Pays-Haut, Mademoiselle de Jessincourt est avant tout un roman lorrain. Une ode à la région, à son histoire, à sa personnalité, à ses habitants et à leur caractère. La fin même du roman, où Louise, sur son lit de mort, se répète mentalement que « tout l’univers ne saurait valoir le prix d’une seule âme » est riche de symboles. La phrase n’est pas sans rappeler ce vers, extrait de la geste médiévale de Garin le Lorrain et qui proclame fièrement que « le cœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays », tout en annonçant déjà la fin d’un autre grand roman lorrain qui paraîtra un an après la Jessincourt et qui fera de la frontière un thème magistral. Un roman de Barrès, qui parle d’un prêtre schismatique et d’une colline où souffle un éternel esprit. Où les enfants de Lorraine continuent d’aller ramasser, chaque été, quelques mystérieuses étoiles.
Un autre roman donc, qui, au même titre que Mademoiselle de Jessincourt, figure en bonne place dans les monuments littéraires du patrimoine lorrain !